Dérapages, rumeurs, rétropédalages, recadrages… la confusion règne au ministère. Le torchon brûle entre Alexandre Portier, élu Les Républicains, ministre délégué chargé de la Réussite scolaire et de l’enseignement professionnel, et sa ministre de tutelle macroniste. On s’en désintéresserait volontiers, si cette polémique politicienne ne faisait craindre un recul conservateur et dangereux sur ces sujets de santé publique et de protection des enfants. Arnaud Alessandrin, sociologue de l’université de Bordeaux spécialiste des questions de genre, santé et discriminations, répond aux questions du Café pédagogique sur les enjeux de cette séquence médiatique et politique…
Mercredi 27 novembre, Alexandre Portier, ministre délégué chargé de la Réussite scolaire, a déclaré au sénat que le programme d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle n’est en « l’état pas acceptable et doit être revu ». Il s’est notamment engagé à ce que « la théorie du genre ne trouve pas sa place dans les écoles ». Comment réagissez-vous à ces propos ? Vous ont-ils surpris et vous inquiètent-ils ?
Depuis 2011 et l’inclusion d’un chapitre sur le genre dans les manuels de SVT au lycée, le mythe de « la théorie du genre » revient régulièrement du côté des conservateurs. J’en suis moins surpris qu’inquiet car ce propos s’inscrit dans une vague conservatrice mondiale qui met en péril les droits des minorités de genre, de sexualité et bien entendu ceux des femmes.
Le narratif de la « théorie du genre » pose deux problèmes majeurs : d’une part il fait croire que le genre n’est qu’une théorie, donc que ce n’est pas réel. D’autre part, en parlant de « la » théorie du genre, il accrédite l’idée qu’il existerait un discours unique, caché, prêt à manipuler les masses (un lobby LGBT ou féministe en quelque sorte). Rappelons que la science établit non seulement des théories mais également des faits, et qu’il est un fait maintes moins vérifié : le genre existe. Tout le monde a un genre. Dire ceci ce n’est ni oblitérer le sexe, ni oblitérer les multiples différences qu’il peut y avoir entre les genres.
Rappelons aussi qu’au vu des chiffres disponibles, parler des inégalités, des violences, du harcèlement lié.e.s au genre n’est pas anecdotique. Faire le silence sur ces expériences c’est vouloir maintenir des oppressions.
Tout en reconnaissant que « l’école a un rôle à jouer » en particulier « face aux violences sexuelles, aux violences intrafamiliales et à la prolifération des images à caractère pornographique », les premiers mots de Portier ont été pour rappeler que « les parents sont et doivent toujours rester les premiers éducateurs de leurs enfants ». Quelles sont vos réactions à ces propos ? Pourquoi l’Education Nationale doit-elle s’emparer de ce sujet même s’il « touche à ce qu’il y a de plus intime et de plus privé » et comment peut-elle le faire tout en respectant « la mission des parents » ?
Rappelé à l’ordre par sa ministre de tutelle, Alexandre Portier se trouve dans un paradoxe : comment parler de violences sexuelles, de pornographie ou de violences sexistes sans parler de genre et de sexualité ? La position des « anti-genre » est intenable. Pour autant, il est vrai que ces sujets sont éminemment sensibles car ils parlent à des publics fragiles (les victimes), à des jeunes qui construisent leurs pratiques et leurs imaginaires et à des adultes qui, disons le clairement, sont pour le moins embarrassés.
Dans ces circonstances, l’école est bel et bien dans ses missions lorsqu’il s’agit de travailler le bien-être de l’élève (notamment la lutte contre le harcèlement et les discriminations), les dimensions de la santé scolaire (notamment liées à la santé psychique ou à la prévention des risques), ou bien encore le respect des programme (notamment ces heures d’éducation à la vie intime et sexuelle si souvent oubliée).
Mais l’école ne se contente pas d’œuvrer à ses missions internes : elle est aussi amenée à développer des dispositifs de « coéducation », tels que définis par le code de l’éducation, qui considèrent les familles et l’école comme deux parties aux responsabilités partagées. En ce sens, et concernant plus précisément l’éducation à la vie sexuelle et affective, la place de la famille n’est nullement remplacée par un quelconque programme scolaire.
Il faut retirer « les 17 références à l’identité de genre » du programme, déclare le sénateur Brisson au ministre ; « la théorie de genre ne trouve pas sa place dans les écoles » lui répond celui-ci. Ce glissement sémantique illustre parfaitement à la fois le peu de maitrise du sujet et l’exploitation politique et idéologique qui en est faite. Pourriez-vous revenir sur ce qui distingue « l’identité de genre » de la « théorie de genre » ?
De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque l’identité de genre ? On parle d’un sentiment d’être soi. D’une façon d’être au genre. D’un sentiment intime. On souligne l’existence d’un rapport sensible au genre. A l’inverse, à parler de « la théorie du genre » on tente d’administrer la preuve d’un grand remplacement du genre.
La proposition idéologique formulée par l’expression « la théorie du genre » créé donc des peurs, des paniques morales, des épouvantails. Les femmes ne seraient plus des femmes, les hommes plus des hommes et les personnes trans ou non binaires sont « fabriquées » (je reprends le terme d’opposant.e.s aux droits des personnes trans) par l’école notamment.
Les personnes trans en font aujourd’hui les frais, alors que tout le monde a une identité de genre. C’est-à-dire que tout le monde a une façon personnelle, intime, de s’équilibrer dans le masculin et le féminin, dans les catégories d’hommes et de femmes. Jadis, « la théorie du genre » existait sur l’autel de l’homophobie, notamment durant les débats sur le mariage pour tous. Aujourd’hui, c’est la transphobie qui l’anime.
Moins commentée, mais tout aussi inquiétante, une partie de l’échange a d’ailleurs porté sur la place qu’occuperaient à l’Ecole des « associations qui banalisent les transitions de genre ». Cette petite musique sur un lobby transgenre qui pousserait dangereusement des jeunes gens à entamer une transition, vous la connaissez bien. Qu’y répondez-vous ?
Cette rengaine n’est pas nouvelle, mais elle s’est accentuée avec le déploiement de la circulaire Blanquer en 2021, à savoir une circulaire qui autorise les établissements scolaires à faire usage du prénom choisi par l’élève avec l’accord de ses parents (ce qui n’est pas sans causer des problèmes).
L’idée est la suivante : l’école génère des mineurs trans en répondant à toutes les exigences d’un lobby LGBT ou d’un lobby trans. Poursuivons l’argument : les jeunes seraient donc influencés (ils le seraient d’autant plus que les séries ou que les réseaux sociaux les influenceraient négativement selon ces mêmes opposant.e.s). Les jeunes seraient trop jeunes pour savoir. La question de l’identité de genre est une question d’adultes (nous avions les mêmes débats en 2012 sur l’homosexualité rappelons-nous). Ils finiront donc par regretter massivement leurs changements de genre (thèse qu’aucun chiffre ne vient accréditer). On assisterait au total à une épidémie, pour reprendre les termes de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco.
A l’inverse, ce que disent les chiffres, c’est que ces jeunes sont peu nombreux mais victimes de propos, de menaces, de faits discriminatoires à des taux élevés. Ce que disent les chiffres également c’est que la santé mentale de ces jeunes (comme de tous les jeunes) s’améliore lorsqu’on leur offre des conditions sociales d’inclusion et d’épanouissement. On l’aura compris, pour le dire comme Maud Royer, on assiste plus au déploiement d’un lobby transphobe que d’un lobby trans. La manif pour tous n’a eu qu’à changer d’habits.
Finalement sur toutes ces questions, qui relèvent pourtant de la santé publique et de la protection des enfants, on a toujours l’impression de rallumer la guerre. L’éducation à la vie affective sentimentale relationnelle et sexuelle est donc un sujet éminemment politique ?
Elle l’est, à n’en point douter. Elle devient même, aux côtés des questions de genre et de sexualité (mais l’on pourrait rajouter les questions raciales et environnementales), une des pierres angulaires de l’opposition politique la plus manifeste aujourd’hui : celle qui voit se confronter les conservateurs et les progressistes.
Propos recueillis par Claire Berest
Arnaud Alessandrin est sociologue de l’université de Bordeaux et chercheur associé au LACES. Il codirige avec Johanna Dagorn la revue « Les cahiers de la LCD – Lutte Contre les Discriminations ». Il a notamment publié Jeunesse : de nouvelles identités de genre (La documentation Française, 2023) et vient de publier, avec Mélanie Bourdaa entre autres, Teen series : sexe, genre et séries pour ados (Double Ponctuation ed.)
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