Comment ce beau projet est-il né ?
Pour reprendre une thématique qui a marqué le 13e Forum organisé par le Café Pédagogique, ce projet est né d’un réel besoin de résister à des conditions d’enseignement qui se sont complexifiées ces derniers mois, pour ne pas dire ces dernières années. Pour ne citer qu’un exemple concret : jusqu’à présent, je pouvais financer chaque année des projets innovants grâce aux subventions attribuées par le Département. Cependant, la suppression de ces aides m’a contrainte à abandonner toutes les initiatives culturelles nécessitant un soutien financier. Le premier acte de résistance a donc été de trouver des solutions alternatives pour offrir à mes élèves des projets ambitieux, motivants et porteurs de sens, malgré l’absence de financement. Or, cela faisait déjà quelque temps que je souhaitais mener un projet intergénérationnel qui permettrait à mes élèves de se placer en posture d’auteurs et d’artistes, avec la production d’un livre et d’une exposition.
En somme, ce projet est né de contraintes, de rencontres, d’une part de sérendipité, mais surtout d’un besoin essentiel de poursuivre des actions éducatives ambitieuses qui rendent les élèves fiers de leurs réalisations.
Le travail s’appuie sur les photographies de 14 résidentes de l’EHPAD la Collinière réalisées par Alain Plinguier : comment les élèves les ont-elles choisies et regardées ?
Les élèves ont travaillé par binômes sur la photographie d’une résidente qu’ils ont ensuite rencontrée un mois plus tard. Si les binômes d’élèves se sont formés par affinité, j’ai en revanche choisi d’attribuer à chaque binôme une résidente précise. Pour ce faire, je me suis appuyée sur les indications d’Alain Plinguier, qui avait rencontré et photographié les résidentes en amont. J’ai ainsi créé des associations visant à favoriser des échanges harmonieux et enrichissants : les élèves les plus extravertis ont été associés aux résidentes les plus réservées, et inversement. La qualité des photographies a fait le reste. Elles révèlent tant de la beauté et de l’humanité de ces femmes que cette première rencontre, à travers l’image, a suscité un réel enthousiasme et une profonde admiration de la part de mes élèves qui n’avaient de cesse de me répéter : « C’est trop beau ! elle est trop belle madame ! »
La consigne était très simple : à partir de la photographie de cette femme et de l’objet qu’elle a choisi pour symboliser sa personnalité ou son parcours de vie, imaginez ses goûts, ses passions, sa personnalité, ainsi que ce qu’a pu être sa vie professionnelle.
Comment les élèves s’en sont-ils emparés ?
Seuls face au cliché, chaque élève a d’abord perçu une multitude de sentiments et d’émotions qui se dégagent des photographies : la joie de vivre d’Évelyne ou de Micheline, la timidité de Marie-Claude ou de Gisèle, l’élégance et l’assurance d’Edmonde, la mélancolie de Madeleine ou de Bernadette… Concernant les professions qu’elles auraient pu exercer, les élèves ont laissé libre cours à leur imagination. Aucun n’a pu deviner les parcours de vie parfois complexes et inattendus que chacune avait connus. Pourtant, Mathys et Lucas ne sont pas passés loin de la vérité : certes, Henriette n’a jamais été mannequin, mais elle a longtemps travaillé dans le domaine de la mode. Les garçons étaient particulièrement fiers d’avoir su décrypter ce que révélait le magazine de mode choisi par leur résidente. L’exercice a permis ainsi aux élèves de développer leur sensibilité et leur créativité, tout en s’ouvrant à des parcours de vie souvent surprenants et inattendus.
Comment s’est passée la rencontre à l’EHPAD avec les personnes âgées ? Et la confrontation entre les biographies fictives et les vies réelles ?
Après avoir travaillé plus d’un mois sur leurs photographies et écrit une lettre annonçant leur venue et l’objet de leur visite, les élèves étaient à la fois impatients et anxieux. Cette rencontre, pourtant préparée avec soin, s’est révélée d’une intensité émotionnelle bien au-delà de ce que j’avais pu imaginer.
L’émotion fut palpable dès les premières minutes, aussi bien chez les résidentes que chez les élèves. Casimira a fondu en larmes en écoutant les poèmes qui lui étaient dédiés, tandis que Flavian a éclaté en sanglots en remettant sa photographie à Micheline, avant de m’expliquer avec une sincérité désarmante : « Mais madame, c’est tellement émouvant d’être là ! ».
Après la lecture des poèmes, les élèves ont proposé la lecture des biographies fictives en introduisant chaque récit par ces mots : « Voici ce que nous avons imaginé de vous et de votre vie à partir de votre photographie… est-ce que nous sommes loin de la réalité ? » Cette approche a favorisé un dialogue authentique et chaleureux. Les résidentes, touchées et amusées par l’imagination des élèves, ont pris plaisir à découvrir ce qu’on avait supposé de leurs vies. Elles ont alors raconté leur véritable parcours avec une aisance et une spontanéité que des questions directes n’auraient sans doute pas permis. En offrant un espace d’échange libre et bienveillant, chaque résidente a pu partager ce qu’elle souhaitait de son parcours de vie. Les élèves, avec une écoute attentive et respectueuse, ont recueilli ces témoignages pour rédiger leur véritable biographie.
Les élèves se sont inspirés des photos pour écrire des textes poétiques : selon quelle modalité de travail ?
En tant que professeure de Lettres, mon objectif à travers ce long processus d’écriture était de placer les élèves en véritable posture d’auteurs. Je souhaitais qu’ils appréhendent l’écriture comme un travail exigeant, nécessitant un effort soutenu, une recherche minutieuse et une réécriture progressive. Après de longues heures d’écriture et de sélection, seuls les vers les plus aboutis seraient publiés, lus et exposés. Pour ce faire, qu’il s’agisse de faire écrire à mes élèves de la poésie à partir de musiques, de végétaux, d’œuvres plastiques ou cette fois-ci, à partir de portraits photographiques, la démarche est sensiblement toujours la même.
Dans un premier temps, je leur demande de produire un réservoir de mots : ils doivent d’abord noter dans une première colonne ce que j’appelle les mots premiers, c’est-à-dire tous les mots qui leur viennent spontanément en observant la photographie : éléments descriptifs, émotions, sentiments, impressions… Puis, pour chaque mot premier, les élèves recherchent ensuite des synonymes ou des mots appartenant au même champ lexical, mais dans un registre de langue plus soutenu, à l’aide d’un dictionnaire en ligne. Ce réservoir lexical devient leur matière première à partir de laquelle, ils réalisent des exercices d’écriture poétique sous contrainte : acrostiches, comparaisons surprenantes, métaphores, anaphores, haïkus… Enfin, après trois semaines d’écriture, chaque élève sélectionne individuellement ce qu’il estime être son meilleur texte. Ce choix est ensuite discuté avec le binôme, puis validé par un petit comité de lecture constitué par un îlot de 4 à 5 élèves.
Les objets choisis par les résidentes ont joué un rôle précieux dans l’inspiration des élèves. Ils leur ont permis de dépasser la simple description physique pour entrer avec délicatesse dans l’intimité de ces femmes. Ce fut par exemple le chapeau de Nicole qui inspira à Clarice ces vers :
Couvre-chef chamarré
Gardien des cieux et du vent
Reflet aux couleurs du temps
et qui permit à notre résidente de dévoiler lors de leur première rencontre qu’elle avait été chapelière.
La poupée de Sylviane, surnommée Pauline a inspiré cet acrostiche à Léo :
Poupée
Aux allures d’antan
Un délicat sourire
La douceur de l’enfance
Immuable et ancienne
N’oublie jamais l’
Errance de ces jeux délicieux
Ce poème, par sa douceur et sa nostalgie, a touché profondément Sylviane, qui a expliqué qu’enfant, elle n’avait jamais eu d’autres jouets que ceux qu’elle fabriquait elle-même avec du carton. Son surnom de Pauline venait de Pauline Carton, en hommage à cet univers bricolé. Toute sa vie, elle avait rêvé de posséder une véritable poupée comme celle qu’elle tenait fièrement ce jour-là.
Quant à Casimira, elle avait choisi un objet assez énigmatique : une photo d’un dessin de robe de princesse. Ces vers écrits par Malo semblent avoir intuitivement capté quelque chose d’essentiel pour elle :
« Le fil de l’aiguille est une fleur qui grandit
Les tissus oniriques sont un patchwork de rêveries
***
La couture suture nos douleurs
La couture essuie nos pleurs
La couture, comme un sentiment de liberté »
En entendant ces mots, Casimira a expliqué qu’elle avait souvent cousu de belles robes pour ses filles, rêvant de leur offrir une vie meilleure. Ce poème semblait avoir touché une corde sensible, révélant ce lien entre son passé, ses rêves et son amour pour ses enfants.
Ainsi, plusieurs poèmes se sont révélés être d’étonnants reflets des vies des résidentes, sans même que les élèves en aient eu connaissance au préalable.
Comment ces productions sont-elles ensuite partagées ?
Le partage de ces productions s’est déroulé à différents moments clés, chacun apportant une dimension particulière au projet.
Le premier temps de partage a eu lieu lors de la première rencontre à l’EHPAD. À cette occasion, les élèves ont offert aux résidentes les photographies qui leur étaient dédiées ainsi que les poèmes qu’ils avaient écrits pour elles. Cet échange initial, particulièrement riche en émotion, a permis d’établir un dialogue sincère et bienveillant entre les deux générations.
Une fois les éléments biographiques recueillis, la préparation d’une première exposition a pu être finalisée. Celle-ci s’est tenue à l’EHPAD la Collinière le 8 mars, une date symbolique qui résonnait fortement avec les réflexions menées par les élèves sur l’évolution de la condition féminine. L’exposition comprenait deux livres d’exposition en version papier, qui rassemblaient les biographies imaginaires, les poèmes et les témoignages authentiques recueillis lors des rencontres. Des cadres grand format des photographies des résidentes étaient également présentés, accompagnés des textes poétiques qui leur étaient dédiés. Pour enrichir cette présentation, un film documentaire retraçant la genèse du projet ainsi que plusieurs pistes audio, accessibles via des QR codes. Ces supports permettaient aux visiteurs d’écouter des moments emblématiques des échanges qui avaient eu lieu lors de la première rencontre entre les élèves et les résidentes.
Un second temps d’exposition est prévu le 6 juin à la Maison Louise de Bettignies de Saint-Amand-Les-Eaux. Cette nouvelle étape du projet prendra une dimension encore plus solennelle, car elle sera organisée dans un lieu culturel majeur de la ville, consacré à la réflexion sur la condition féminine. Lors de cet événement, les élèves effectueront une lecture publique de leurs poèmes en présence des parents d’élèves, des résidentes et des familles des résidentes. Quatre générations seront ainsi réunies autour d’un même objet artistique et littéraire, créant un moment de communion rare où chacun pourra partager sa fierté d’avoir contribué à ce projet collectif.
En effet, les expositions ne se limitent pas à un simple bilan de ce qui a été produit et ne se contentent pas de marquer l’aboutissement d’un travail pédagogique ; elles constituent un véritable aboutissement en elles-mêmes, un élément essentiel au cœur de ce projet. Elles incarnent concrètement la richesse des liens intergénérationnels en rassemblant, en un même lieu et au même moment, des générations différentes autour d’une œuvre commune dont chacun peut être fier. Cette fierté partagée, qui naît de la reconnaissance mutuelle et de la mise en valeur des contributions de chacun, est rare et précieuse. C’est précisément cette dynamique de rencontre et de célébration collective qui constitue l’essence même de ce projet.
Le livre « Mémoires des femmes » est particulièrement beau, empathique, émouvant : au final, qu’est-ce que les élèves vous semblent avoir retenu d’une telle expérience intergénérationnelle ?
Au-delà de l’expérience esthétique et de l’exercice littéraire consistant à transposer en textes poétiques les émotions et les ressentis suscités par les photographies artistiques, le livre Mémoires de femmes révèle l’incroyable richesse qui peut naître de rencontres intergénérationnelles. Cette richesse s’illustre particulièrement à travers les petits textes biographiques rédigés par les élèves après leur première rencontre avec les résidentes. Dans un contexte où l’on entend souvent dire aux jeunes générations que « c’était mieux avant », ces récits de vie, recueillis auprès de quatorze femmes choisies au hasard dans un EHPAD de plus de trois cents places, invitent à porter un regard plus nuancé, davantage bienveillant sur notre époque, notre société et notre école.
Presque toutes ces femmes ont raconté aux élèves une histoire similaire : celle d’une adolescente contrainte de quitter l’école entre treize et seize ans pour embrasser une vie professionnelle qu’elle n’avait pas choisie, et qu’elle devait souvent abandonner pour endosser les rôles d’épouse et de mère. Pour mes élèves de quatrième, qui commencent à réfléchir à leur orientation et à se projeter dans leurs futures études, ces récits ont permis de prendre conscience de la chance qu’ils ont aujourd’hui : celle de pouvoir, et même d’être encouragés à, poursuivre leurs études aussi longtemps que nécessaire pour exercer une profession qu’ils auront librement choisie. À travers cette expérience, les élèves ont compris que l’évolution de notre société, bien qu’imparfaite, a apporté des progrès réels et précieux. Ils ont pris conscience qu’ils vivent dans une époque où les libertés et les choix individuels sont davantage respectés, notamment pour les femmes. Cette prise de conscience leur permettra sans doute de mieux apprécier leur propre parcours scolaire et les perspectives d’avenir qui s’offrent à eux.
Au final, plus qu’un simple exercice pédagogique, ce projet a été une expérience humaine profonde et enrichissante, révélant la puissance de l’art et de la littérature comme véritables passerelles entre les générations. En réunissant des personnes d’âges et de parcours différents autour d’une même création, ce projet a démontré qu’il est possible de célébrer ensemble ce qui nous rapproche et nous unit, au-delà des différences d’âge, d’histoires ou de vécus. Il a permis aux élèves de comprendre que si le passé mérite d’être écouté et respecté, le présent et l’avenir méritent également d’être célébrés. Ce dialogue intergénérationnel, empreint de sensibilité et de créativité, a ouvert la voie à des échanges authentiques et durables, qui resteront gravés dans la mémoire de chacun.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le livre numérique « Mémoires de femmes »
Le « grand débat académique sur la bientraitance »
Peggy Bernadat dans le Café pédagogique
