Vous analysez dans votre ouvrage les évolutions des syndicats de l’Education nationale. Quelle évolution de leur représentativité observez-vous ?
Le nombre de syndiqués est difficile à estimer, quel que soit le secteur syndical concerné : cela n’est pas propre à l’Education nationale. Ce qu’il y a de plus sûr et établi est l’analyse des voix obtenues dans les élections professionnelles dans les vingt dernières années. Pour rappel, la participation à ces élections était relativement répandue jusqu’à 2011, date de leur passage en format électronique. Ceci a entrainé un effondrement de la participation, passant sous les 50%. Les scrutins suivants restent à peu près à ce niveau. Cette baisse se combine à deux mouvements, en partie contradictoires. Le premier est une montée des catégories A dans le total des votants (la décentralisation entraînant le transfert d’une partie substantielle des catégories C vers les collectivités locales). Le second est une sous-participation des enseignants parmi les catégories A, alors que les cadres non-enseignants votent sensiblement plus. Ceci sous-tend la montée en puissance, auprès des pouvoirs publics, de syndicats comme ceux des chefs d’établissement (en particulier le SNPDEN, qui est majoritaire).
Les évolutions globales sont doubles : sauf l’UNSA Education et plus relativement la CFDT, qui sur-représentent les professions autres qu’enseignantes, la plupart des organisations syndicales de l’Education nationale sont de plus en plus des organisations enseignantes. C’est même spectaculaire pour la CGT, qui a longtemps eu une traditionnelle implantation chez les personnels de service et technique, et qui s’est translatée ces deux dernières décennies chez les enseignants.
Qu’est-ce que les syndicats de l’Éducation nationale ont en commun ? A quels changements majeurs sont-ils confrontés ?
L’enquête par questionnaire menée pour l’ouvrage est à nuancer car une organisation (FO) a refusé de diffuser celle-ci, une autre n’y ayant pas donné cours malgré les relances (SNALC). Les deux sont certes minoritaires mais elles représentent une part non-négligeable du syndicalisme de l’Education nationale, d’où la prudence dans l’interprétation des résultats. On peut le regretter, mais j’y reviens dans le premier chapitre, les organisations les plus ouvertes à cette enquête sont aussi celles qui ont des rapports de proximité anciens avec la recherche en sciences humaines et sociales (SHS).
Le premier constat du questionnaire est en réalité déjà connu dans la littérature de SHS. Les syndicalistes de l’Education nationale, entendu comme les personnes exerçant au moins une fonction syndicale au niveau local (établissement), sont globalement très diplômés (et même sensiblement plus que les exigences statutaires au moment de leur recrutement), issus de milieux plutôt aisés, et bénéficiant de carrières stables et relativement longues dans la fonction publique. On peut y ajouter une réelle diversité d’origine, avec une légère sur-représentation des parents issus de l’immigration (du moins européenne, cela est moins marqué pour l’immigration extra-européenne). Ce dernier point n’est pas étonnant : les métiers éducatifs restent, au moins jusqu’à récemment, des métiers d’ascension sociale pour les familles issues de l’immigration qui bénéficient de trajectoires de mobilité ascendante.
Paradoxalement, ce modèle qui faisait du syndicalisme de l’Education nationale un militantisme de classes moyennes voire supérieures stables et qualifiées perd de sa spécificité. En effet, le reste du syndicalisme français ressemble de plus en plus à ce modèle. Symbole de ceci : la CGT est désormais dirigée par une CPE, dont le profil militant, statutaire et social ne dépaillerait pas dans les organisations du secteur.
Le deuxième constat est celui de spécificités croissantes. Parmi celles-ci, l’une mérite qu’on s’y arrête : le vieillissement du militantisme. Les militantes et militants sont de plus en plus âgés en moyenne, avec un décalage significatif avec le champ de syndicalisation. Une partie est déjà à la retraite. Ceci touche les membres de toutes les organisations ayant diffusé le questionnaire. La part des moins de 35 ans est très réduite.
Le troisième constat est celui d’un changement générationnel très net. A des militants plus âgés qui cumulent ou ont cumulé syndicalisme, adhésion partisane et syndicale, se substituent progressivement des militants (et surtout des militantes) qui sont plus exclusivement centrés sur le syndicalisme. Dans un modèle de militantisme qui reste dans l’immense majorité des réponses bénévole ou semi-professionnalisé (décharge partielle pour exercer une activité syndicale), ceci peut s’expliquer de plusieurs manières. L’intensification des métiers éducatifs ces dernières années empêche de cumuler les activités militantes. Le second est probablement le délitement du modèle de militantisme « multi-positionné », qui était traditionnel chez des militantes et militants issus des classes moyennes intellectuelles. Il y a une spécialisation dans la seule action militante. Un enseignant, un Perdir, un CPE, un médecin scolaire n’a plus vraiment le temps de cumuler son métier, qui s’est considérablement intensifié, un militantisme syndical actif et une activité militante ailleurs.
Cet épuisement, dans tous les sens du terme, a des conséquences pour les organisations : une partie importante de leurs militantes et militants ne souhaite plus forcément militer jusqu’à la retraite, il y a une grande indétermination sur le moment où les personnes enquêtées souhaitent arrêter le syndicalisme. On parle souvent de la crise des adhésions, mais peut être que le risque plus immédiat pour les syndicats serait le risque d’effritement organisationnel faute de militantes et militants. Ce que les partis et associations connaissent déjà.
Ces vingt dernières années marquent un changement de l’Ecole, notamment en termes croissants de nombre de contractuels. Comment se positionnent les syndicats ? Quelles conséquences sur le syndicalisme ?
C’est un sujet épineux, et ce n’est d’ailleurs pas nouveau. Dans les années 1960-1970, la montée des maîtres auxiliaires (les MA, les ancêtres des contractuels actuels) avait déjà gêné les organisations syndicales de l’Education nationale. Celles-ci étaient en effet placées dans une contradiction insoluble. Elles défendaient bien entendu l’intérêt de tous les salariées (les femmes étaient nombreuses chez les MA) et les salariés, y compris les plus précaires, d’une part. D’autre part, elles sont très attachées au modèle de métier à statut de titulaire de la fonction publique, refusant de manière très homogène dans le temps et au-delà des différences entre organisations toute évolution vers la contractualisation.
Avec les difficultés de recrutement depuis les années 2000, accrues fortement par la mastérisation en 2009, la part des enseignant(e)s contractuel(le)s a progressé. De plus, certains métiers en forte croissance (AED, et surtout AESH) sont recrutés dans un premier temps sur des CDD, avec une CDIsation possible dans un second temps. Or, vu le modèle de militantisme qui marque les organisations syndicales du secteur, les contractuels y sont quasiment absentes et absents parmi les militantes et militants (qui ont commencé qui plus est leur carrière à un moment de relative faible présence de contractuels), ce qui crée un hiatus. Ajoutons qu’étant donné le fort turnover chez les contractuels de la fonction publique, la syndicalisation de ces personnels est très difficile.
Traditionnellement, l’aile gauche du syndicalisme de l’Education nationale (CFDT hier, SUD aujourd’hui) a développé un discours spécifique sur les contractuels, considérés comme les personnels les plus précaires, dont le statut de sujétion ne serait pas suffisamment compris.
Vous consacrez un chapitre à la décentralisation. Pourquoi ? Quels accords et désaccords à ce sujet ?
La dernière très grande mobilisation syndicale dans le secteur éducatif date de 2003, à la fois contre les retraites et contre la décentralisation. Le syndicalisme de l’Education nationale est particulièrement jacobin et hostile à toute montée des prérogatives des collectivités locales en matière scolaire. C’est une constante qui est d’ailleurs plus ancienne que la décentralisation éducative elle-même. Les premières mesures de transfert de compétences, dans les années 1980, ont été combattues pied à pied. Sur 50 contentieux initiés ou soutenus devant les tribunaux administratifs dans les années 1980 par le SNI, une majorité l’oppose aux collectivités locales. Le SNES a procédé de la même manière, par exemple en Aquitaine et en Picardie, pour contester le choix des conseils régionaux de confier certains aspects du fonctionnement des EPLE au privé.
L’hostilité à la décentralisation est remarquablement homogène parmi les militantes et militants du syndicalisme de l’Education nationale : elle est très forte quels que soient le statut, l’orientation politique l’organisation ou le niveau de diplôme. Plus contre-intuitif : le fait d’avoir de bons rapports avec les collectivités locales et les élus locaux n’y change rien. Idem pour la qualité (ou la médiocrité) des rapports avec l’administration d’Etat. Seuls les militantes et militants CFDT se révèlent moins hostiles à la décentralisation éducative. Cependant, dans les faits, les organisations syndicales ont dû reconnaître l’attractivité pour les TOS des collectivités locales, et de leurs régimes indemnitaires. Ceci a conduit, à partir de la fin des années 2000, à un mélange de discours jacobin et de pragmatisme dans les négociations avec les conseils départementaux et régionaux, désormais employeurs de ces TOS.
Et sur la question de la laïcité à laquelle vous consacrez également un chapitre ?
Le syndicalisme de l’Education nationale est très attaché à la séparation entre pouvoirs publics et cultes, en particulier à l’école. La laïcité constitue une référence incontournable, rappelée rituellement durant les congrès et dans les programmes de ses organisations, par-delà leur différence. Comme pour la décentralisation, l’homogénéité des réponses est remarquable sur la question de l’attachement à la laïcité.
J’ai cherché à tester trois questions plus sensibles : le financement public des écoles privées sous contrat, la loi du 15 mars 2004 interdisant les signes montrant ostensiblement l’appartenance religieuse aux élèves des écoles publiques, la question des inégalités de traitement selon l’origine sociale ou culturelle dans l’Education nationale (une manière de poser la question des inégalités et des discriminations à l’école). L’hostilité au système de contrats persiste, mais varie selon une échelle gauche-droite : les organisations aux militantes et militants les plus à gauche (SUD, CGT, et plus relativement, FSU) sont plus hostiles au financement public des écoles privées. Les militants issus des personnels d’encadrement (Perdir, inspections) y sont un peu moins hostiles. La loi de 2004 est soutenue très majoritairement, avec la spécificité des militantes et militants SUD qui y sont un peu moins favorables (tout en restant majoritairement pour) et celles et ceux de l’UNSA qui y sont les plus favorables. Les militantes et militants syndicalistes sont par ailleurs sensibles aux inégalités de traitement qui traversent l’institution scolaire.
Ces résultats viennent à la fois confirmer et complexifier les rapports entre laïcité et syndicalisme de l’Education nationale. La loi du 15 mars 2004 est venue confirmer des clivages déjà bien plus anciens, qui étaient apparus notamment lors de la première affaire des foulards islamiques en 1989. Ces divisions et divergences ont été renouvelées à deux moments, de nature différente. Tout d’abord, en 2005, les émeutes ont mis en lumière le sentiment d’hostilité ou de déception d’une partie des jeunes de quartiers populaires urbains vis-à-vis de l’école. En 2015, les attentats et leurs reflets scolaires ont de même interrogé le champ du syndicalisme de l’Education nationale. Si certaines organisations pointent une école inégalitaire et ségrégative, d’autres critiquent les manifestations religieuses les plus virulentes et le « repli communautaire ». Des différences idéologiques (entre organisations), d’exercice (exemple : lycée professionnel) et de lieu (ainsi dans les quartiers populaires) peuvent intervenir dans ces positionnements.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
Ismaïl Ferhat, Les syndicats de l’Éducation nationale. Des acteurs en mutation, Paris, PUF, coll. « Éducation et société », 2025, 200 p., ISBN : 9782130837350.
