La peur. Un jeudi sur deux, Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN, et Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation, nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation.
La peur est une émotion qui se traduit par des manifestations physiques et psychiques invalidantes qui provoquent des réactions d’inhibition et de fuite. Elle naît d’une menace ou d’un risque majeur et imminent. Elle résulte d’une vision plus ou moins juste d’un danger potentiel, au regard des capacités de la personne à y faire face. La menace ressentie peut être d’origine physique, psychologique, relationnelle ou identitaire. « Constituer des groupes de niveau, c’est mettre en avant du supérieur au regard d’un inférieur. Le concept de « niveau » n’est pas qu’une question de langage, mais bien une question politique, dans le cadre d’une société de la compétitivité et de l’exclusion, alors que l’école se prétend inclusive. Or, pour avoir une école inclusive, il faut que les enfants apprennent à partager le savoir comme étant une richesse commune » écrivent-ils dans ce texte.
L’ambivalence de la peur
La peur chez l’enfant est inhérente à sa découverte du monde. Bien qu’étant un état désagréable, elle est aussi une source de plaisir. C’est alors le passage d’un registre de sensations à un autre qui procure le plaisir.
Les enfants et les adolescents jouent fréquemment à se faire peur. Dans ces jeux, la peur stimule les sens et rompt la monotonie de l’absence de nouveauté, en procurant un intense sentiment d’exister. En situation de risque réel, la peur est une alerte à ne pas se mettre en danger. Elle suscite la vigilance et la recherche d’une compréhension du contexte et des phénomènes générant la peur. La confiance en soi et l’estime de soi se construisent et se consolident en apprivoisant et en dépassant la peur.
Ses effets mortifères
Sous l’emprise de ce qu’un élève appréhende, la peur intense peut annuler ses capacités à apprécier le risque réel en opérant une focalisation sur ce qu’il redoute. Obnubilé par le pire appréhendé, il ne peut envisager les possibilités d’action pouvant contrer les effets néfastes. Il y a sidération, inhibition et altération de la perception et de l’appréciation des chances de s’en sortir. La peur intense gomme les perspectives de plaisirs ou de bénéfices à tirer de la situation. Il y a effondrement du désir, perte des repères et des raisons de s’engager dans toute action autre que la fuite.
Prétendre ne pas avoir peur face à un danger avéré est un refoulement de la peur vécue comme une faiblesse. Le déni du danger des conduites à risque adolescentes, tel les rodéos motos, relèvent de la toute-puissance et de l’euphorie des sensations procurées par la vitesse et la transgression. La monotonie d’une vie sans intérêt est alors éclairée par l’excitation intense d’oser « frôler la mort ». La jouissance narcissique de ce qui est présenté comme un exploit est démultipliée par la diffusion des images sur les réseaux sociaux. À un degré moindre, certaines provocations au sein des établissements scolaires participent de ce processus.
Le dépassement de la peur par sa différenciation d’avec « l’objet de la peur »
Quand le mal-être de la peur occulte la cause objective de la peur, l’origine de la peur ne peut être identifiée. L’élève ne peut objectiver les risques, leurs natures, leurs gravités et leurs probabilités. En situation d’insécurité, il ne peut évaluer le danger potentiel au regard de ses capacités et des ressources collectives sur lesquelles il peut s’appuyer. Son activité mentale et psychomotrice n’est plus disponible à l’appréciation des éléments constitutif de la situation, de ses risques et de ses possibilités.
Un élève doit apprendre à identifier ses peurs et ce qui les génère, telle la peur du jugement d’autrui dans une prise de parole. Il s’agit alors de mettre des mots sur ce qu’il ressent afin de différencier sa peur en tant qu’émotion éprouvée et les situations qui la provoquent. Les situations d’insécurité doivent pouvoir être débattues collectivement afin d’objectiver l’existence et la nature d’un risque et le différencier d’un danger réel. Le dépassement de la peur dans une prise de risque mesurée nécessite la capacité à assumer temporairement le « mal-être » de l’insécurité. Les élèves peuvent alors mobiliser leur énergie dans la forme de réponse qu’ils jugent appropriée. Le dépassement de la peur dans l’estimation du risque et l’évitement du danger conditionne le sentiment de sécurité diffus qu’ils auront face à la nouveauté et à l’inconnu ; il conditionne d’autre part la vigilance collective permettant de faire société.
La peur dans les conduites d’échec
Quand un élève n’a pas confiance en lui, le risque d’erreur réactive sa peur de ne pas savoir. Il y a globalisation du sentiment d’incapacité : « Je suis nul, je n’y arriverai jamais ! ». En situation de stress et sous l’emprise de l’émotion, bien que connaissant la réponse à une question, ou l’attitude à adopter, il perd l’accès aux mots et au geste connus. Il privilégie la situation stable de l’échec à la peur, où ce qui est redouté est une menace incertaine et invalidante. Dans l’échec, l’élève n’a plus à vivre l’incertitude, l’urgence et l’insécurité. Il est dans le rôle connu du « mauvais élève » et il sait comment l’assumer.
La peur dans le rapport à l’Autre et aux autres
Quand un élève a peur, il tente de masquer sa vulnérabilité par une attitude combative de provocation afin d’impressionner celui qui est perçu comme une menace. Quand on ne sait ni comment apprivoiser, ni dépasser ses peurs, on les relativise en faisant peur aux autres. Les peurs s’expriment alors dans des mises en scène agressives, quand ce n’est pas dans des passages à l’acte violents. Faute de mise en mots permettant de les apprivoiser, les peurs se transforment d’abord en agressivité puis en haine. En haïssant, l’individu se sent illusoirement puissant. À l’opposé, le vécu de peur et d’insécurité conduit certains élèves à être en quête de protection et d’affiliation. Ils révèlent alors leur vulnérabilité en se désignant aux prédateurs comme des proies potentielles.
Les enjeux du dépassement de la peur
L’école, qui a fait une place encore bien peu investie à l’Enseignement Moral et Civique, peut préparer les élèves à la citoyenneté en leur permettant de s’affranchir de la peur et en devenant capable d’assumer collectivement le mal-être des différentes menaces vécues au sein d’une classe. Pour cela, l’école doit renoncer à la discrimination masquée des groupes de niveau et construire collectivement des sécurités actives faites de vigilances et d’entraides réciproques.
Les différents signes de peur sont des entrées de mise en débat et en travail des capacités indispensables telles que l’estime de soi et la confiance en soi. Ils alertent sur la nécessité de la mise en place du soutien réciproque et collectif pour que les élèves se sentent en sécurité dans le vivre ensemble et dans l’exercice à l’école, de leur citoyenneté.
Le dépassement de la peur conditionne l’élaboration de la capacité des élèves à prendre des risques mesurés afin de ne mettre personne en danger. La capacité de tout être humain à se gouverner lui-même et à gouverner avec autrui, au nom des enjeux de sens et de valeur se jouant dans le moment d’une décision, nécessite le dépassement de la peur.
Peux-tu expliquer davantage le passage suivant : « discrimination masquée des groupes de niveau » ?
Le seul fait de différencier est nécessairement une discrimination, si on revient à la notion-même de discriminer. Discriminer, c’est différencier, mais aussi invalider quelque chose par rapport à autre chose. Dès l’instant où je sépare, je discrimine, et du coup, je ne suis pas maître de ce qui va être attribué à la différenciation. 1
Constituer des groupes de niveau, c’est mettre en avant du supérieur au regard d’un inférieur. Le concept de « niveau » n’est pas qu’une question de langage, mais bien une question politique, dans le cadre d’une société de la compétitivité et de l’exclusion, alors que l’école se prétend inclusive. Or, pour avoir une école inclusive, il faut que les enfants apprennent à partager le savoir comme étant une richesse commune. Celui qui sait moins, sait autrement et autre chose. La richesse collective, ce n’est pas un plus et un moins, mais un autrement pluriel, donc nécessairement fait d’hétérogénéité.
Il faut que les enfants apprennent que le plus démuni a une richesse à partager qui ne se voit pas.
Quelles sont les menaces vécues au sein d’une classe dont tu parles ?
Si je ne suis pas rapide ou si je ne lève pas la main, par exemple, on ne prendra en compte ni ma parole, ni mon mode de pensée. Un enseignant devant tenir un programme ne peut faire attention à ce que, dans l’ensemble des séances, chacun ait une parole quantitativement et qualitativement de même poids. De ce fait, on ne travaille que bien peu l’égalité à l’école.
Si en tant qu’élève, je ne réponds pas aux attentes dont je suis l’objet, je suis menacé. Ces attentes sont scolaires, mais aussi parentales, et pour ces dernières, les enseignants n’en ont que peu connaissance. Devoir réussir est une injonction, et en même temps, une menace.
Donc, les menaces dont tu parles, c’est surtout ce que vit intérieurement un enfant au regard des injonctions extérieures, parfois contradictoires ou divergentes ?
Oui, mais ces menaces sont aussi liées au système de compétition et d’annotation.
De quoi l’institution école pourrait-elle avoir peur ?
L’institution école va être déclassée, si à l’extérieur, elle n’a pas une bonne image ou une bonne évaluation. C’est vrai de toute institution au service de l’humain. Dès l’instant où l’institution peut être atteinte dans son image, elle va étouffer les affaires qui desservent sa réputation. La question des maltraitances institutionnelles est bien là : il ne faut pas que ce soit vu.
Cela pose la question de l’ouverture institutionnelle, afin qu’elle soit capable d’assumer les pépins liés à sa mission.
Ne serait-ce pas une mission impossible ?
Dès l’instant où l’on travaille avec de l’humain, on est à une place impossible et cette place impossible, il nous faut la tenir. Mais c’est très difficile pour des enseignants qui ne sont pas assez formés et vivent souvent les situations de confrontation comme insupportables. Pour échapper à l’insupportable, il est nécessaire de bien comprendre sa place, et pour cela, l’institution doit être étayante. Si elle ne porte pas ses professionnels, la place devient pour eux intenable.
Un propos de Jacques Marpeau recueilli par Daniel Gostain
11 Discrimination : Action, fait de différencier en vue d’un traitement séparé (des éléments) les uns des autres en (les) identifiant comme distincts. Synonyme de Distinction Cf Le Trésor de la Langue Française informatisé
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