En quoi éduquer au numérique est-il un combat contre les inégalités ? L’Ecole est-elle un sanctuaire ? Les questions et les échanges furent nombreux lors de la table ronde du Café pédagogique au salon Educatech. L’ancienne ministre Najat Vallaud-Belkacem est revenue sur son plan numérique pour l’école et souhaite une convention citoyenne consacrée au temps de l’écran.
Sur cette question brûlante, provocatrice dans un tel cadre, ont dialogué Najat Vallaud Belkacem, ministre de l’Éducation nationale de 2014 à 2017, coauteure de l’ouvrage Les écrans contre la parole ?, Edwige Chirouter, professeure de philosophie, titulaire de la Chaire Unesco consacrée à la pratique de la philosophie pour les enfants, et Jean-Michel Le Baut, professeur de Lettres et formateur DRANE dans l’académie de Rennes. Lors de cette table ronde, ils ont interrogé l’Ecole au prisme des nouveaux savoirs, le numérique, les écrans, l’Intelligence Artificielle, et ont croisé leurs regards et des approches – sociale, politique, pédagogique et philosophique.
Pas besoin d’une pause numérique, mais d’une action publique pour détacher de la loi du marché
« L’école ne peut pas vivre en mode avion » lance d’emblée Najat Vallaud Belkacem, « elle doit transmettre des compétences de savoir-faire, de savoir-être utiles dans le monde ». A la question de la responsabilité de l’Ecole, elle dit qu’il faut « cesser de tout renvoyer sur l’Ecole, comme si c’était l’école qui créait le problème alors que l’école est ce qui fonctionne le mieux pour maintenir quelques heures par jour les enfants hors de l’écran ». Edwige Chirouter complète : pour elle, l’Ecole « est un lieu où prendre le temps de se poser, de faire un pas de côté à l’écart des urgences du quotidien afin de réfléchir aux enjeux essentiels ». Pour la philosophe et professeure à l’Inspe, l’IA pose ainsi des questions passionnantes aux professeurs, sur ce que l’Ecole doit transmettre et comment.
« Il n’y a pas d’Ecole sanctuaire », poursuit Jean-Michel le Baut, « notre travail, c’est d’amener les élèves vers la Cité, de connecter les élèves aux savoirs, aux autres, à eux-mêmes ». Il rappelle au passage que « la pause numérique médiatiquement annoncée en 2024 a été jugée inapplicable par les syndicats des chefs d’établissement » et pose la question des effets réels à moyen et long terme d’actions médiatisées telles que les semaines de « sevrage » dans certains établissements. Pour lui, l’Ecole n’a pas besoin « d’une pause numérique, mais d’une action publique ambitieuse et vigoureuse pour se détacher de la loi du marché, de l’emprise du privé, des multinationales ». Il s’agit d’ailleurs de développer jusque chez les élèves une perception de la culture comme un commun : une culture participative et vivante, une culture de la publication ouverte comme le fait ce professeur dans son académie.
Une convention citoyenne consacrée au temps de l’écran
Najat Vallaud Belkacem martèle qu’«il faut cesser de considérer que c’est un problème des enfants : c’est un problème de société ». Elle juge « affolant » le nombre d’heures que passent devant les écrans les enfants comme les adultes. Pour elle, « il faut réfléchir en termes d’addictions » – et elle appelle à une régulation nationale pour passer moins de temps sur les écrans. Elle rappelle le plan ambitieux qu’elle avait mis en place, qui prenait en compte la dimension de l’équipement, de la formation des enseignants, comme des contenus. Elle insiste sur la dimension pédagogique et inclusive du numérique, un « outil qui permet d’améliorer les apprentissages » et de « s’intéresser à tous les élèves ». La question n’est pas le numérique, mais « le temps des écrans au détriment de la « bande passante de nos vies ». Najat Vallaud Belkacem glisse : « j’adorerais a minima une convention citoyenne consacrée au temps de l’écran ».
Éduquer au numérique avec le numérique
Pour le professeur de Lettres, le défi de l’École est « de développer une pédagogie qui donne du pouvoir aux élèves sur le numérique », « d’éduquer au numérique avec le numérique et même contre le numérique ». Il illustre son propos d’une pratique pédagogique : un projet d’écriture amène ses élèves à confier un smartphone à L’enfant sauvage d’un roman de T.C. Boyle, à créer ses expressions numériques sur des applications diverses, à éclairer son identité numérique, à réfléchir sur la place des smartphones chez les plus jeunes. Le travail mené favorise « le goût de la lecture, la passion de lire ». Et aussi l’esprit critique : « le but, c’est de se libérer du numérique, c’est-à-dire non de l’évacuer, mais de s’émanciper de tous les empêchements et enfermements, de développer le pouvoir d’agir, de créer, de réfléchir ». Jean-Michel Le Baut considère qu’il n’y a pas de concurrence entre les activités, entre le temps passé à lire ou le temps passé devant les écrans. Il s’agit d’activités avec des fonctions et temporalités différentes : « le travail de l’Ecole, est de chercher des complémentarités, des articulations, des équilibres ».
Un défi : « reprendre la main sur les outils »
La philosophe Edwige Chirouter évoque la rupture de civilisation introduite par le numérique qui rend nécessaire de faire de l’Ecole « une oasis de pensée ». Elle explique que « la philosophie est la discipline pour développer l’esprit critique, pour prendre de la distance pour réfléchir sur les enjeux de l’existence et du monde ». La titulaire de la chaire Unesco « Pratiques de la philosophie avec les enfants » souligne « l’enjeu politique de démocratiser l’accès à la philosophie dès le plus jeune âge pour offrir aux enfants des oasis des pensées, les rendre plus réflexifs et lucides, se poser les grandes questions sur le rapport au temps, le bonheur, la technique ». Pour elle, « il faut développer la capacité d’autonomisation et d’émancipation pour avoir un usage le plus éclairé possible du numérique. On fait le pari que pratiques réflexives et collaboratives vont donner aux enfants les outils intellectuels pour les rendre autonomes, l’important c’est de ne pas être aliéné, que tous puissent avoir tous les outils de lucidité sur ces outils qui sont à notre disposition ». Pour Edwige Chirouter, la « question qui est renvoyée à toutes et tous, à l’Ecole, n’est pas que c’est celle de reprendre la main sur les outils ».
A l’école, les fractures numériques et philosophiques
Les trois intervenant·es s’accordent sur le tournant civilisationnel du numérique et ses enjeux sociaux au vu des inégalités. Edwige Chirouter évoque l’élitisme dans l’enseignement de la philosophie dont sont exclus les lycéens de la voie professionnelle, et les élèves avant la Terminale. Dans une société hyperconnectée, d’accélération, de circulation de fausses informations, la question de la généralisation de l’enseignement et de la pratique de la philosophie se pose.
Jean-Michel Le Baut parle des résultats récents de « l’enquête sur les compétences en littératie numérique ICILS : il y a des inégalités majeures dans les compétences numériques qui sont en réalité des inégalités socio culturelles ». L’étude montre même que l’Ecole française est tout en bas du classement international quand il s’agit d’ «éduquer à un comportement responsable et sécurisé ». Si l’Ecole ne fait pas ce travail d’éducation, qui le fera ? « Éduquer au numérique, c’est un combat contre les inégalités », c’est un « devoir politique ».
La nécessaire formation
Pour les trois intervenant·es, la formation des professeur·es est un enjeu majeur. Edwige Chirouter, professeure à l’Inspe, comme Jean-Michel Le Baut, formateur à la Drane, insistent sur la nécessaire formation des professeurs. Edwige Chirouter souligne que les moments de formation initiale et continue sont importants pour que « les professeurs réfléchissent collectivement, il faut donner les moyens aux enseignants, leur donner du temps ». Pour Jean-Michel Le Baut, il faut « développer la formation continue pour acculturer les professeurs ». La loi d’orientation de 2013 le stipulait : « L’éducation aux médias et à l’information est l’affaire de chaque enseignant·e, à tous les niveaux, dans toutes les matières ». Il appelle de ses vœux une action politique qui se construise dans la durée et ne perde pas la mémoire : le rapport de Catherine Becchetti-Bizot et François Taddei sur la « société apprenante » (2017) reste à relire et déployer, « d’urgence ».
Najat Vallaud Belkacem propose d’« utiliser l’opportunité offerte par la baisse de la démographie scolaire pour orienter ces moyens pour la formation » pour que les professeurs puissent « réfléchir ensemble à l’échelle de leur établissement ».
Des défis pour l’École et la société
Écoutons la recherche plutôt que de répandre les lieux communs, invite Jean-Michel Le Baut. Une récente étude de l’université d’Oxford menée sur 12 000 enfants âgés de 9 à 12 ans démontre qu’il n’y a aucun effet de l’usage des « écrans », même quand il est important, sur les facultés cognitives ou sur le bien-être. Il invite à la vigilance pour ne pas faire écran aux vrais problèmes. Par exemple, il ne faut pas confondre la cause et la conséquence : est-ce parce qu’on est beaucoup sur les « écrans » qu’on s’isole ou est-ce parce qu’on se sent seul, qu’on a des difficultés à aller vers les autres, qu’on s’y adonne assidûment ? « Le harcèlement existait avant le cyberharcèlement, il est à envisager dans la diversité de ses causes et manifestations, en particulier les violences sexistes et homophobes, contre lesquelles il faut lutter prioritairement. »
Face à ce changement civilisationnel, « la question de ce qu’on apprend à l’école » est importante, enchaine Najat Vallaud Belkacem : « je pense qu’il est important que les enfants apprennent à s’écouter eux-mêmes avec bienveillance. Ce chemin de la bienveillance ne va pas tant de soi quand on est dans des écoles dans des modes séparatistes », glisse l’ancienne ministre, « car pour développer des compétences comme l’empathie, il faut être entourés de gens qui diffèrent de nous ».
Durant la table ronde, les trois intervenant·es n’ont eu de cesse de montrer que la question du numérique ne peut pas occulter les problèmes sociaux et les choix politiques, qu’elle engage tout à la fois l’École et la Cité. L’Ecole n’est décidément pas un îlot déconnecté.
Djéhanne Gani
Educatech : les communs numériques pour la pérennité des ressources
Télécharger le rapport « société apprenante »