Et si, à l’heure de l’Intelligence Artificielle, il s’agissait plus que jamais d’enseigner aux élèves l’art du tâtonnement, avec ses difficultés et ses plaisirs, plutôt que la quête de la réponse toute faite, avec ses facilités et ses erreurs ? Cette posture de recherche, progressive, créative, réactive, réflexive, c’est celle qu’ont transmise à leurs 4èmes, au collège Henri Matisse de Grand-Couronne, Claire Ridel, professeure de français, et Emilie Barbe, professeure-documentaliste. Les élèves ont été invités à mettre en images leurs représentations mentales de la patrimoniale nouvelle fantastique de Maupassant Le Horla. Leur travail d’illustration et d’interprétation montre combien l’Intelligence Artificielle peut favoriser l’intelligence sensible d’une œuvre littéraire. Il éclaire aussi combien l’art du prompt est un art de la lenteur, qu’il convient d’acquérir et donc de travailler.
Dans quel contexte ce projet autour de l’IA a-t-il été mené ?
Claire Ridel et Emilie Barbe – Lors de l’année scolaire 2023-2024, tout le collège Henri Matisse de Grand-Couronne a été mobilisé pour travailler sur la thématique du « Fleuve », grâce à un jumelage avec les musées littéraires de la Réunion des Musées de la Métropole de Rouen. C’est dans ce cadre que nos élèves de 4ème A se sont aventurés sur les eaux menaçantes de la Seine en lisant Le Horla de Maupassant. L’occasion pour toute la classe de découvrir comment l’Intelligence Artificielle peut mettre en images leur représentation mentale de l’œuvre, et de motiver un travail collaboratif qui prend place dans une exposition au mois de juin.
Le travail avec l’IA prolonge la lecture en classe de la nouvelle de Maupassant Le Horla : comment avez-vous aidé les élèves à comprendre la nature et le fonctionnement de l’IA ?
Claire Ridel – Ce travail se situe dans une démarche transdisciplinaire lettres / EMI. Nous sommes parties des représentations des élèves sur l’Intelligence Artificielle pour affiner leur point de vue, chasser des représentations erronées et apporter des connaissances nouvelles. Par exemple, l’idée de la « conscience » de l’IA et son anthropomorphisme sous forme de robot ont émergé dès le début de la séance, et ont donné lieu à un débat entre les élèves.
Emilie Barbe – Puis nous avons expliqué ce qu’était l’Intelligence artificielle, et nous avons surtout insisté sur ce qu’était un prompt. J’ai rédigé une synthèse, que nous avons mise à disposition des élèves dans l’ENT pour qu’ils puissent le consulter lors de la création des images.
Quels conseils de rédaction du prompt avez-vous donnés aux élèves ?
1er conseil : « Soyez précis. Plus votre description est précise, plus l’image générée sera proche de ce que vous imaginez. Par exemple, au lieu de dire « un chien », dites « un chiot golden retriever jouant dans un champ de fleurs. »
2ème conseil : « Utilisez des adjectifs. Les adjectifs aident à donner plus de détails à votre description. Par exemple, au lieu de dire « une maison », dites « une grande maison victorienne avec un jardin fleuri ».
3ème conseil : « Soyez créatif. L’IA est capable de générer des images à partir de descriptions très imaginatives. »
4ème conseil, le plus important : « reformulez plusieurs fois votre prompt afin d’obtenir le résultat souhaité et le plus proche de ce que vous avez en tête. »
Il n’est pas facile pour une enseignante de choisir l’outil IA approprié pour la classe : comment avez-vous abordé et résolu ce problème ?
Claire Ridel – Ce qui nous a semblé le plus important, c’est de choisir une IA qui respecte la vie privée de nos élèves, qui ne récolte pas leurs données.
J’ai fait quelques tests de mon côté, tandis qu’Emilie utilisait une autre IA. Bien que Stable Diffusion soit efficace, nous ne l’avons pas gardée car elle nécessitait un matériel performant et était en anglais, et le but de l’exercice était de travailler les compétences d’écriture et réécriture des élèves en français : nous l’avons donc écartée. Ensuite, j’ai laissé de côté l’IA Copilopt de Microsoft, qui était très performante, mais qui nécessitait une connexion avec un compte et proposait un nombre d’essais limité. Or, dans la perspective du tâtonnement qui était la mienne, il fallait laisser la place à l’erreur et à la correction sans avoir à se soucier d’un quelconque quota. Finalement, nous avons opté pour l’Intelligence Artificielle intégrée à l’application Canva : le nombre d’essais est important, la qualité très satisfaisante, et surtout nous disposons de comptes pour les élèves créés par Emilie, ce qui permet de ne pas demander d’inscriptions individuelles aux élèves.
Les élèves ont ainsi été invités à générer des images avec Canva pour donner à voir leur lecture de Maupassant : quelles ont été les consignes et modalités de ce travail ?
Claire Ridel – Mon idée était de dédier un temps de lecture silencieuse et personnelle, suivie par une prise de note qui l’était tout autant. Dans leur carnet de lecture, les élèves étaient invités à relever des indices dans le texte, et des citations éclairantes. Mais à cette moment-là du projet, je ne leur avais pas encore dit que nous utiliserions l’IA ! Ce qui s’est passé, c’est que les journaux de lecture étaient assez incomplets, mais nous les avons laissés en l’état. Nous avons alors fait une séance de présentation du projet, avec ce moment de métacognition dont je viens de parler, puis nous avons donné les consignes suivantes.
« Utiliser l’IA pour illustrer la nouvelle de Maupassant.
Les images produites devront : être dans le style « image conceptuelle » ; « respecter l’époque (19ème siècle) et le design du personnage défini en classe ; recopier dans la marge, en note, le prompt utilisé ; indiquer la date du journal dans le Horla ; être au format carte postale.
A chaque essai, vous collerez votre image dans le document et recopierez le prompt. Le but est de voir votre pensée devenir de plus en plus précise, et de voir l’amélioration de vos images. Créez autant de pages que de tentatives de création de l’image parfaite ! »
Nous avons montré les résultats de nos propres essais avec l’IA, les commandes que nous avions utilisées, et nous nous sommes donnés rendez-vous en salle informatique pour travailler sur la génération d’images pour illustrer la nouvelle de Maupassant. Chaque élève devait illustrer au moins deux dates du journal du Horla, que j’ai réparties au sein de la classe.
En quoi le travail sur le prompt vous semble-t-il particulièrement formateur ?
Claire Ridel – Lors des deux heures en salle informatique, les élèves se sont aperçus que le manque de précision de leurs notes de lecture les empêchait de générer des prompts suffisamment détaillés : il s’en est spontanément suivi un moment de retour au texte de Maupassant, de lecture plus fine à la recherches d’indices pour alimenter la rédaction du prompt. Les 4èmes se sont aussi rendus compte que recopier uniquement la citation prise dans le texte ne permettait pas d’obtenir une image correcte, qu’il fallait donner des précisions spatiales, temporelles, décrire le personnage pour obtenir sur l’écran l’image mentale qu’ils se faisaient du passage lu.
Pouvez-vous donner un exemple ?
On peut prendre l’exemple du travail de Marwa, particulièrement révélateur d’un travail de réécriture réussi. Elle devait illustrer le jour du 19 août, qui est le moment où le narrateur comprend que le Horla est originaire du Brésil, et qu’il prend la décision de le tuer. Le premier prompt qu’elle utilise est « un homme qui lit une revue et apprend quelque chose » : trop vague, pas de notation temporelle ni spatiale, elle décide de changer de prompt. Pour cela, elle opère des choix de plus en plus précis dans le vocabulaire et apporte davantage d’informations. « homme de 50 ans qui vient d’apprendre pourquoi il pensait être fou car un être invisible le suit en 1850 », va être réécrit plusieurs fois pour devenir finalement : « homme de 50 ans qui est dans sa chambre, en face de lui son vieux lit de chêne à colonnes, à droite sa cheminée, à gauche sa porte fermée et un miroir, au 19e siècle ». En affinant peu à peu sa pensée, en l’exprimant clairement et de façon précise, Marwa a vu se concrétiser sous ses yeux ses descriptions grâce à l’IA.
Comment récupérez-vous et partagez-vous les productions des élèves ?
Emilie Barbe – L’avantage de Canva est qu’il permet l’envoi des productions aux professeurs. Il suffisait aux élèves de cliquer et nous pouvions recevoir toutes les productions. Le partage se fera sous forme d’impression en couleur et fera partie de notre cabinet de curiosités.
Au final, quels vous semblent les plaisirs et intérêts d’un tel travail via l’IA de la littérature ?
Emilie Barbe – La majorité des élèves s’est investie dans l’activité et a pris du plaisir à questionner le rapport entre le texte de Maupassant et sa mise en image. L’un des intérêts est d’abord de se représenter mentalement l’œuvre puis de trouver les mots justes pour s’approprier le texte de Maupassant et le mettre en image, sans avoir besoin de technique en dessin ou en peinture. De plus, éduquer à l’IA et avec l’IA offre aux élèves la possibilité de s’éloigner des paniques morales liées à cette avancée technique ou d’écarter tout anthropomorphisme afin de voir l’IA comme un outil qui demande une certaine gymnastique intellectuelle.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
La production collective finale
Le projet sur le site Lettres Normandie
Le site Les lettres de Matisse
Dans le Café : « Ophélie Jomat : Un voyage pédagogique dans le futur de l’IA »
Claire Ridel dans Le Café pédagogique