Les journées de réflexion que vous organisez sont-elles pensées comme des temps de formations, dans un contexte de formation continue insuffisante ?
Le SNES-FSU défend les métiers de l’enseignement dans toutes leurs dimensions. Et parmi celles-ci, il en est une qui semble brocardée par une partie de l’institution : c’est la dimension disciplinaire du métier enseignant dans le secondaire. Il n’est pas rare que des cadres de l’éducation la désignent comme une forme d’attachement au mieux suranné à notre formation universitaire donc scientifique initiale, un attachement qu’il faudrait dépasser. Et en effet, comme vous le soulignez, l’offre de formation continue est chaque année plus insuffisante, aussi bien en volume qu’en qualité. Les vrais stages (en présentiel, pas des réunions en visio) permettant aux collègues de mettre à jour leurs connaissances scientifiques ont quasiment disparu au profit de formations dites transversales – dans lesquelles le numérique et plus particulièrement l’IA prennent une place démesurée.
En organisant pour plusieurs disciplines des journées, nous tentons de proposer des contenus riches où les collègues peuvent échanger avec des chercheurs et des chercheuses. La discussion s’organise à la fois autour de questions scientifiques mais aussi de questions professionnelles concrètes, didactiques et éthiques.
Une table-ronde était consacrée à l’utilité sociale de vos disciplines. Pourquoi ce sujet ?
Ce sujet est né d’un sentiment de désespoir face à la situation de nos métiers, du service public et plus largement face au monde actuel. Chaque jour apporte son lot de nouvelles inquiétantes, sinon tragiques. Mais en tant qu’enseignant·es et adultes, nous savons aussi qu’il serait indigne de baisser les bras. Et comme les discussions l’ont rapidement montré, nos disciplines, histoire et géographie, portent au sein de l’école des questions qu’on peut qualifier de « socialement vives », mais qui plus encore sont les questions que toute société démocratique et humaniste doit affronter. A chaque événement marquant voire tragique dans l’actualité nationale ou internationale, chaque polémique politicienne, chaque catastrophe dite naturelle, les collègues d’Histoire-Géographie sont sommé·es, par la sphère politique et médiatique, mais aussi par la société (et y compris par les collègues d’autres disciplines) d’apporter des éléments d’éclairage sinon de réponses aux élèves.
Une des pistes de la journée était de voir comment faire face à ces demandes souvent contradictoires et difficiles à (sup)porter. La qualité et la diversité de nos intervenant·es ont permis de prendre de la hauteur. Effectivement, les questionnements et les savoirs historiques et géographiques, de leur production universitaire à leur enseignement en passant par leur vulgarisation, jouent un rôle social fondamental à plusieurs égards : repères communs, connaissances et méthodes forgeant la capacité à exercer son esprit critique, insistance sur l’agentivité des acteurs et actrices dans le temps et dans l’espace, etc.
Peut-être particulièrement aujourd’hui avec la menace de l’extrême-droite et à l’heure où circulent de fausses informations et mensonges ?
La question de la menace de l’extrême-droite a été en effet au cœur de la journée. Tout d’abord parce qu’elle est au pouvoir dans un nombre croissant de pays dans le monde, à commencer par les États-Unis. On sait aussi que cette extrême-droite méprise tout autant le réel, la vérité, la science que les droits fondamentaux, l’égalité et toute forme de solidarité humaine. Les récentes mesures de l’administration Trump, étranglant la recherche au nom de la lutte contre l’épouvantail du « wokisme » illustrent parfaitement ces points. Nos invité·es ont pu témoigner des vagues de trolls qu’ils ont subies sur les réseaux sociaux, venant de toutes parts, mais particulièrement virulente, durable et haineuse quand elle vient de l’extrême-droite. De plus, comme plusieurs collègues l’ont rappelé, l’extrême-droite ce sont aussi des menaces très concrètes contre nos élèves (racisé·es notamment) et contre un nombre croissant de collègues. Des groupes proches d’E. Zemmour ont ainsi mis en danger des enseignant·es, les ciblant nommément sur les réseaux sociaux, répandant haine et calomnie. Le Rassemblement National n’hésite pas à faire des procès à celles et ceux qui ont le malheur de porter un discours de vérité. On sait déjà ce que feraient ces gens une fois au pouvoir.
Il a aussi été souligné que l’institution est souvent bien frileuse à défendre les personnels menacés, malgré les grandes promesses qui ont suivi les agressions et les assassinats de collègues. Pire encore, le discours de plusieurs ministres se sont fait l’écho des délires anti-wokistes, exposant plus encore les collègues à des attaques de toutes parts. Face à cela, les intervenant·es et la salle ont été unanimes dans leur dénonciation et dans leur volonté de résister de manière unitaire face à l’extrême-droite. Et précisément, le fait de tenir bon sur nos disciplines, sur la méthode scientifique, sur la rigueur de nos enseignements font partie de nos outils pour mener cette lutte.
Il a été question de la médiation et de la vulgarisation également. Quelle place dans vos enseignements, cours, pratiques pour les supports de podcasteurs et vulgarisateurs ? et chez les élèves ?
Chacun·e de nos intervenant·es est en effet engagé·e dans des formes de médiation scientifique, de différentes manières. Si c’est évident pour Benjamin Brillaud qui en a fait son métier, c’est également le cas d’André Loez avec ses podcasts, de Bénédicte Girault qui a co-écrit un manuel d’Initiation aux études historiques, ou encore de Florian Besson ou de Magali Reghezza par exemple à travers leurs interventions rigoureuses et courageuses sur les réseaux sociaux. Le discours de Benjamin Brillaud a été particulièrement pertinent sur cette question, montrant que nos positions dans la production et la circulation des savoirs, ne doivent pas être mis en opposition ou en concurrence, mais peuvent au contraire fonctionner de manière complémentaire. Il a ainsi incité les enseignant·es à critiquer ses vidéos en cours, rappelant que malgré tout le travail fourni par lui et son équipe très nombreuse, elles peuvent être marquées par des erreurs ou des lacunes et que les logiques inhérentes aux plateformes comme Youtube imposent des choix de formes et de contenus qui ne sont pas ceux de l’enseignement secondaire.
Nombre de témoignages de collèges et de questions d’élèves nous montrent que les podcasts et plus encore les vidéos de vulgarisation sont mobilisés dans un cadre scolaire, pour enseigner, apprendre ou réviser. Cela dit, nous n’avons pas su trouver de données fiables en la matière et il faudrait sans doute une étude sérieuse (et fine tant le sujet est propice aux raccourcis) sur le sujet.
Lors de cette journée, une professeure a dit « La neutralité du professeur, je n’y crois pas, dans la fabrique du citoyen, il y a du politique ». Ceci est sans doute liée aux nombreuses polémiques que peuvent susciter l’enseignement de l’histoire. Sont-elles incontournables selon vous ?
La question a suscité de longs échanges en tribune et avec les inscrit·es au stage et il semble bien ardu de tout synthétiser ici. Disons que le terme même de « neutralité » est un vocable qui fait peu de sens d’un point de vue scientifique. Les chercheurs et les chercheuses ne peuvent se défaire de leur point de vue, leurs analyses sont toujours situées, en sciences humaines comme en sciences « dures ». Elles sont également inscrites dans un contexte social et politique. C’est ainsi que Magali Reghezza a pu faire remarquer que ses collègues de physique notamment étaient en train de découvrir, avec les attaques de plus en plus violentes contre les scientifiques du climat, que leur science aussi est politique ! Cela dit, tout travail scientifique doit suivre des méthodes partagées par une communauté de pairs, il se doit d’être honnête en donnant à voir et donc à vérifier la source de chacune de ses affirmations, afin qu’elles puissent être discutées rationnellement.
Toutefois, le terme de neutralité est souvent mobilisé par l’institution, rappelant aux collègues leur supposé « devoir de neutralité » dès leur entrée dans le métier. Or les enseignant·es du service public de l’éducation nationale doivent aussi porter et enseigner des valeurs démocratiques : défendre l’égalité, les droits des minorités de genre, la libre circulation des humains, la libre disposition de son corps, devraient être de telles évidences que l’on pourrait y voir de la neutralité. Mais l’offensive des idées les plus rances, nous oblige à les resituer politiquement. Il y a donc ici d’apparentes contradictions qu’il faut savoir tenir ou dépasser, individuellement et surtout collectivement.
Que retenez-vous des échanges de la journée ?
La première chose qui nous a marqué·es a été l’enthousiasme des collègues et le très grand nombre d’inscrit·es (plus de 120 sur place, près de 70 en visio). Cela montre à quel point ces questions sont importantes à leurs yeux mais c’est aussi une énième preuve du profond besoin des collègues d’une formation disciplinaire, scientifique. Ce qu’il faut retenir aussi c’est la grande richesse des échanges, due notamment à la qualité de nos invité·es. Avec le recul, il nous semble d’ailleurs significatif que des universitaires et une personnalité de la vulgarisation aient accepté si spontanément de venir à cette journée organisée par un syndicat dans ces locaux. C’est là un autre signe qu’il se passe quelque chose, que face au monde tel qu’il va (très mal), il est nécessaire et urgent de créer des fronts larges. Et comme l’a souligné Magali Reghezza, le syndicat est sans doute l’un des outils les plus précieux pour tenir, voire pour se ressaisir, pour reprendre le main sur nos métiers, sur le monde, sur nos vies.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
*Amélie Hart, la co-organisatrice n’a pas pu participé en présentiel à la formation pour des raisons médicales.
