Dans sa chronique, Bruno Devauchelle interroge aujourd’hui la politique de l’interdiction dans le champ éducatif, un choix pour lui, « aussi éthique et même philosophique et donc éducatif ». L’autorité de l’adulte peut-elle rendre libre ou l’argument d’autorité est-il « le signe d’un désarroi, probablement momentané » demande-t-il. Une question vive pour l’éducation…
Ce que l’on appelle la prévention est d’abord un pari d’éducation. Malheureusement, depuis plusieurs années, la prévention a laissé de plus en plus souvent la place à la répression, la sanction. Le dernier exemple dans le monde éducatif est celui de l’interdiction pure et simple du téléphone portable dans les collèges (volontaires pour l’instant). Alors que la loi de 2018 avait déjà posé les bases d’un contrôle et de restrictions sévères dans le domaine, l’annonce de cette rentrée montre bien, à la suite des différents rapports et lois récents, la tendance actuelle à la répression, la sanction. Il est vrai que dans le monde scolaire tel qu’il est actuellement, ce mode d’action vient accompagner les questionnements sur l’autorité.
Une mesure qui suscite des réactions
Sont parus récemment nombre d’articles (ce texte de Jean François Cerisier ou encore cet article du journal Le Monde) qui mettent en question l’idée d’interdire le téléphone portable à l’école et au collège , voire sa possibilité. C’est une petite musique qui n’est pas nouvelle, comme on le constate déjà en 2017, alors que le ministre d’alors « affute ses couteaux » pour annoncer le texte de 2018 sur l’interdiction des téléphones portables en milieu scolaire « et de tout autre équipement terminal de communications électroniques ». Une analyse plus large des articles parus dans les médias et les débats qui s’en suivent (en commentaires ou réseaux) met en évidence cette question de l’autorité et l’associe, entre autres aux usages du numérique par les jeunes. Au centre de ce questionnement se trouve l’idée que ce qui se passe « en ligne » n’est pas contrôlé ni contrôlable par les adultes. A cela s’ajoute que les contenus ainsi consultés, partagés, discutés mettent en question l’autorité des adultes. Le monde scolaire se trouve donc en première ligne, dans l’esprit de certains pour agir. Le symbole de l’interdiction « totale » mis en expérimentation à cette rentrée dans 200 établissements confirme ce choix politique, mais aussi éthique et même philosophique et donc éducatif.
L’autorité, une veille histoire
La déploration de l’autorité adulte n’est pas nouvelle. Socrate écrit en 400 avant JC « Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquent de l’autorité et n’ont aucun respect pour l’âge. A notre époque, les enfants sont des tyrans ». L’apparition de l’écrit, puis du livre et plus récemment du multimédia (cinéma, internet…) est accompagnée rituellement de ces discours qui visent à pointer les menaces potentielles qui viendraient de l’extérieur de la sphère éducative et qui mettraient en cause l’autorité des adultes. Et pourtant, malgré ces propos, le livre puis le cinéma et déjà les moyens numériques ont pris place dans l’école, avec l’assentiment, voire le soutien (comme pour Territoires Numériques Éducatifs) des responsables politiques. Nous avions déjà signalé le double discours (deux discours de ministres à Poitiers) ou plutôt le discours ambigu face au développement du numérique : il faut en assurer le développement dans la société et l’industrie et en même temps en limiter l’usage. En parallèle de l’interdiction on crée au lycée SNT (pour tous les élèves de seconde filière générale) et NSI (en spécialité de 1ère et de terminale). Ces choix politiques sont un bon reflet des difficultés qu’ont les adultes, parents, éducateurs, à contenir les usages des jeunes alors qu’eux-mêmes en ont fait des « outils du quotidien », personnel et professionnel.
Une autorité qui rend libre ?
Où se situe alors la question de l’autorité ? Bruno Robbes (dès 2011 ), à la suite de Jacques Ardoino, nous aide à comprendre comment ce terme prend des sens différents au fil du temps et des évolutions de la société. L’auteur écrit ainsi : « La crise des finalités que la société assigne à l’école et les modifications du rapport social au savoir provoquent une crise de la transmission des savoirs scolaires. L’enseignant ne peut plus se définir exclusivement comme le détenteur d’un savoir, mais comme celui qui crée les conditions didactiques et pédagogiques permettant à l’élève de s’engager dans l’activité d’apprentissage, d’accéder à un rapport critique et émancipateur au savoir ». Pour les chercheurs, l’autorité ne peut se confondre avec la discipline et la soumission à l’ordre imposé par les adultes. Le développement des pratiques sociales du numérique a été tel et en si peu de temps que le monde scolaire s’est senti menacé. De la même manière les parents, les adultes ont été contraints de prendre la mesure d’une transformation qu’ils ont portée jusque dans la famille. L’adhésion massive des jeunes à ces technologies a été un effet générationnel finalement connu et habituel. Elle a induit cette méfiance qui aujourd’hui par la volonté de limiter, d’encadrer, allant jusqu’à interdire est sur le devant de la scène. L’argument d’autorité ne doit pas nous tromper, il est le signe d’un désarroi, probablement momentané.
Un monde scolaire qui doit s’autoriser
Quelles réponses donner dans le monde scolaire ? Peut-on éduquer en faisant disparaître l’objet d’éducation de l’espace scolaire ? La mise à distance ne suppose-t-elle pas de tenter la recherche d’équilibre plutôt que de vouloir tout contrôler ? Car c’est aussi un des effets produits par la généralisation du numérique que l’émergence d’une société de surveillance, surtout caractéristique des politiques « autoritaires ». Les équipes enseignantes sont aujourd’hui confrontées à la nécessité d’une réflexion collective et d’une prise de responsabilité. La loi de 2018 permettait de « s’autoriser » pour des raisons pédagogiques (on aurait pu ajouter aussi éducatives). Il ne faudrait pas que cette autorisation disparaisse au sein des équipes éducatives, au risque d’abandonner les jeunes à un monde « étranger » à l’univers scolaire. Certains articles signalent la difficulté de mise en oeuvre des interdictions, d’autres renvoient à la responsabilité des équipes. Les téléphones portables ne sont qu’une surface parmi d’autres. Ce qui importe ce n’est pas l’objet mais ce qui en est fait : par ceux qui les utilisent mais aussi par ceux qui diffusent ces contenus. Devant l’inflation d’informations, vraies ou fausses, on ne peut rester sur une position trop facile d’interdiction. L’EMI est devenu indispensable, mais il reste sur le bord de l’établissement, alors que l’urgence est là : le monde informationnel ne se construira que si les jeunes peuvent apprendre à vivre avec, le comprendre, le prendre en main dans un cadre éthique, politique et philosophique clarifié.
Bruno Devauchelle