La vie scolaire est un des piliers du fonctionnement des établissements du second degré. Le Café pédagogique vous propose de partager quelques instants du quotidien d’un CPE – Conseiller Principal d’Éducation – dans cette nouvelle rubrique. Nicolas Grannec, CPE qui écrit sous pseudonyme, a choisi aujourd’hui de parler de harcèlement scolaire. Il livre ici son analyse du phénomène et donne l’exemple d’une situation qu’il a eu à gérer.
Mardi 30 mai et mercredi 31 mai, deux manifestations non déclarées de soutien à une jeune collégienne qui serait victime de harcèlement ont eu lieu devant un collège de Tourcoing, à l’initiative d’une personne se présentant comme « influenceur » et agissant par le biais des réseaux sociaux. Celui-ci entend faire bouger les choses à la différence du collège qui serait indifférent à cette situation. Il dit même agir au nom de la mère de la victime. Dans sa publication d’appel à manifester, il affiche clairement la photo et les noms des deux présumés harceleuses. Les vidéos, prises lors des manifestions, mettent en avant, de la part des manifestants, parfois très jeunes, un esprit de vengeance et des insultes et des menaces fusent, en particulier à l’encontre du chef d’établissement. Ces vidéos laissent entendre que ce collège serait devenu une zone de non droit où le harcèlement serait la norme. Le 1er juin, une pétition contre le harcèlement scolaire est lancée par la youtubeuse Sarah Frikh sur le site Change.org. Cette personne entend également dénoncer l’inaction de l’éducation nationale à ce sujet. Elle écrit : « J’ai décidé de lancer cette pétition car nos enfants vivent un enfer dans nos écoles et d’autres enfants se sont transformés en bourreaux ». Le monde médiatique et politique se saisit également de ces faits divers dramatiques. L’inaction des établissements scolaires y est régulièrement dénoncée. Les chefs d’établissement ont d’ailleurs reçu un courrier du ministre de l’éducation leur demandant d’organiser au cours de la semaine du 12 au 16 juin 2023 une heure de sensibilisation sur la thématique « harcèlement et réseaux sociaux » pour chaque classe de l’établissement. Or, dans la très grande majorité des établissements, ces actions de prévention sont déjà mises en place depuis de nombreuses années !
Le traitement de ces différentes situations de harcèlement dans l’espace médiatique et sur les réseaux sociaux crée les conditions d’une psychose dont personne ne sortira indemne. Il est scandaleux que des personnes utilisent des drames chargés émotionnellement, pour se rendre visibles en augmentant leur nombre d’abonnés ou de spectateurs. Ces publications troublent profondément les jeunes élèves qui angoissent de venir au collège car le risque d’être victime de harcèlement serait maximal. Il ne s’agit même plus d’une possibilité, mais d’une certitude, ancrée dans les consciences des plus jeunes. La peur touche aussi les parents et les discours entendus dans l’espace médiatique sur l’inaction des personnels créent les conditions d’une méfiance envers l’institution. De plus en plus de parents préfèrent régler eux-mêmes le problème de leur enfant par la violence, au risque d’aggraver une situation déjà tendue.
Gérer une situation de harcèlement demande du temps
Comprendre une situation de harcèlement demande du temps, là où les parents voudraient que nous trouvions une solution rapide. Cette année, par exemple, deux élèves d’une classe de quatrième sont venues me voir pour signaler qu’elles étaient victimes de harcèlement de la part d’un groupe de trois élèves (deux garçons et une fille). Ils me présentent rapidement des captures d’écrans avec des menaces et insultes à leur encontre. Je préviens le professeur principal de la classe ainsi que l’assistante sociale, et nous décidons de recevoir les élèves mis en cause rapidement. Ils accusent à leur tour les deux filles de harcèlement et expliquent l’origine du conflit par des propos racistes que ces dernières auraient tenus sur les réseaux sociaux. Ils nous montrent des captures d’écran. A ce moment-là, nous sommes persuadés de la culpabilité du groupe de trois élèves. Nous prévenons les familles et demandons à l’ensemble des collègues d’être vigilants. Un mois après cette première alerte, l’une des auteurs présumés nous montre une capture d’écran d’une discussion avec l’une des victimes. Cette dernière avoue avoir menti à la demande de sa copine. Nous la confrontons immédiatement à cette capture d’écran. Elle nie et nous explique qu’il s’agit d’un faux compte Snapchat. Mais nous avons des doutes. Entre temps, chacun des élèves des deux groupes continue de se plaindre et de dénoncer les agissements des membres de celui d’en face. Au bout de quelques semaines d’enquête et de différents entretiens avec de nombreux élèves gravitant autour des deux groupes, nous finissons par avoir la certitude qu’il ne s’agissait pas d’un faux compte. L’élève victime a bien menti pour mettre en cause le groupe de trois élèves. Elle le reconnaît elle-même devant ses parents. En réalité, nous étions face à un conflit entre élèves qui avait pris racine dans un groupe classe créé sur Snapchat. Les deux groupes ayant été tour à tour victimes et auteurs. Nous avons pris du temps à démêler cette situation, un temps nécessaire à la résolution de ce conflit. Or, c’est bien souvent ce temps qui manque face à la pression des parents qui attendent de notre part un résultat immédiat, dès que le mot « harcèlement » est prononcé.
Une pression de plus en plus pesante sur les personnels
Cette situation est inquiétante car la pression sur les personnels devient de plus en plus forte. Il me semble pourtant important de retrouver la raison sur ce sujet. Oui, des élèves sont malheureusement victimes de harcèlement à l’école. Les enquêtes de terrain, à ce sujet, montrent depuis 2011 qu’il y aurait de 10 à 12% des élèves scolarisés qui subissent un véritable harcèlement. Ce qui montre aussi au passage que près de 90% des élèves n’en sont pas victimes. Les collégiens se sentent d’ailleurs plutôt bien dans leur établissement scolaire comme le montre la dernière enquête de climat scolaire et de victimisation auprès des collégiens pour l’année scolaire 2021-2022 menée par la Depp. En effet, 93% des collégiens déclarent se sentir « bien » ou « tout à fait bien » dans leur établissement scolaire. La très grande majorité des élèves entretient de bonnes relations dans le cadre scolaire, que ce soit avec les autres élèves, les enseignants et les autres adultes du collège. Nous sommes donc loin de l’enfer décrit par ces influenceurs qui se veulent justiciers. Toutefois, il est clair que nous ne pouvons nous satisfaire de cette situation, et la sensibilisation des élèves au harcèlement scolaire fait partie de notre travail. Elle s’intègre même dans un ensemble plus vaste : l’apprentissage d’être ensemble dans un collectif pour construire du commun. Emprunter les chemins de l’école, c’est en effet se confronter aux autres et donc à d’autres cadres de références, à d’autres cultures, à d’autres manières de gérer les émotions. Le travail éducatif est également orienté vers la gestion des conflits car la répétition des petits conflits peut être un terreau très fertile vers d’autres formes de violence. Il est donc important d’apprendre aux élèves à comprendre leurs émotions, à gérer leurs frustrations, à saisir qu’il y a un cadre fixé par les règlements intérieurs qui les aide à grandir et qui doit être discuté entre adultes et élèves.
L’apprentissage de la fraternité doit devenir une réalité
La lutte contre le harcèlement ne peut pas se satisfaire d’un programme « clés en main » qui permettrait de résoudre miraculeusement une situation de harcèlement. Eric Debarbieux expliquait en effet dans le Café pédagogique que « le problème du programme PHARE c’est qu’on nous promet un programme clés en main. Or il ne peut y avoir que du cas par cas. Chaque situation d’équipe, de harcèlement dans un établissement dépend des dynamiques internes. Il faut donc adapter la réponse et avoir une trousse à outils avec des programmes adaptés sur le terrain ». Cette lutte doit s’insérer dans un ensemble plus grand et dans une vraie réflexion sur notre système éducatif. En effet, il me semble que l’esprit de compétition scolaire qui ne cesse d’occasionner des perdants et des gagnants du système peut aussi porter une part de responsabilité dans cette situation, car il y a aussi un besoin d’écraser les autres pour exister. Certains personnels ont également tendance à alimenter cet esprit de compétition et écartent ceux qui ne peuvent pas suivre, créant chez eux une forme de rancœur et d’injustice. L’école devient alors une « zone d’aliénation », comme l’écrit Harmut Rosa : « Les enfants pour qui le monde se referme à l’école voient partout des signaux d’alerte qui les renvoient à la répulsion. Ils voient l’enseignant comme un repoussoir, qui les rejette et qu’ils veulent éviter. Les enfants et les jeunes qui ont ce type de problèmes vont immédiatement adopter la modalité de la répulsion. Ils réagissent de manière agressive, se sentent défiés au moindre regard (…). La rencontre avec le monde est alors répulsive. Le monde est ce qui veut me faire mal. Et les enseignants peuvent cristalliser cette perception du monde ». Nous devons donc construire une école qui laisse sa chance à tous les enfants quelle que soit leur condition sociale. D’où l’importance, à mon sens, de réfléchir à des pratiques pédagogiques qui favorisent la coopération et l’entraide. De penser aussi la mixité sociale, sujet balayé d’un revers de main par le gouvernement. Or, comme le faisait remarquer récemment Jean-Paul Delahaye dans une intervention à Lille dans les locaux d’ATD Quart Monde, la mixité sociale a des effets extrêmement bénéfiques sur la vie sociale pour apprendre à vivre ensemble, d’autant plus dans une nation qui inscrit sur les frontons de ses établissements publics « Liberté, Egalité, Fraternité ». « La Fraternité, ça s’apprend aussi grâce à la mixité sociale ». Sans une réflexion plus profonde sur notre pacte républicain, le harcèlement et les autres violences continueront à se développer et à détruire le lien social, car c’est seulement « à l’aune d’une approche locale de la solidarité, dans une société au sein de laquelle le prendre soin d’autrui acquiert une importance, que le vivre-ensemble peut prendre toute sa place ».
Nicolas Grannec