Monique Royer
Les grandes orientations politiques sur
l’éducation, telles qu’on les retrouve
par exemple dans le Traité de Lisbonne, se
réfèrent à la notion de
société du savoir, voire de
société de la connaissance. Mais
quel(s) sont les impact(s) sur le métier
d’enseignant, quelles sont les évolutions sur
leurs pratiques professionnelles induites par cette entrée
dans la société du savoir et par
l’accès supposé facilité
à la connaissance ?
Le Ministère de
l’Agriculture a commandité une étude
sur « les enseignants et la société de
la connaissance » à l’observatoire des
métiers et des missions. Nous avons rencontré et
échangé à bâtons rompus avec
François Granier et Roland Labrégère,
les responsables de l’étude, à
l’occasion de leur visite dans un des
établissements de l’enseignement agricole public
enquêtés, l’enilia-ensmic de
Surgères.
L’origine de
l’étude
Il y a deux ans, Roland
Labrégère et Franços Granier ont
enquêté sur les métiers de
l’informatique dans les établissements de
l’enseignement agricole et, notamment les fonctions de
professeurs Tim (technologie, informatique et multimédias)
et de tepeta (technicien). L’étude, qui montrait
fortement que les métiers d’enseignant et de
formateur étaient bousculés par les TIC, avait un
goût d’inachevé sur les questions de la
professionnalisation. L’envie d’aller plus loin
s’est traduite par une commande de la Dger (direction
générale de l’enseignement et de la
recherche) portant sur la société de la
connaissance et les enseignants. Une double approche, sociologique et
par l’angle de la vie scolaire a permis de resserrer la
commande vers l’évolution du métier des
enseignants en lien avec les évolutions de leur
environnement professionnel (débats scientifiques ou de
société liés à
l’agriculture, connaissance des métiers auxquels
ils forment ou encore développement des Tic).
Défini selon l’Unesco par « la
capacité d’identifier, de produire, de traiter, de
transformer, de diffuser et d’utiliser
l’information en vue de créer et
d’appliquer les connaissances nécessaires au
développement humain », le terme de «
société du savoir » a
été préféré
durant l’étude à «
société de la connaissance »
ou encore «
société de l’information »
car il s’appuie plus largement sur la notion de
compétence et ouvre donc sur la professionnalisation.
Le cadre de
l’enquête
Le chantier visait au
départ à «
comprendre la manière dont les enseignants et formateurs de
l’enseignement agricole accèdent à
l’intelligence (ou restent intelligents en lien) »
avec leur environnement professionnel autour de deux grandes questions
: « comment leur établissement
s’organise pour cela et favorise l’innovation et la
créativité » et « quels sont
les freins pour toutes ces quêtes de connaissances
». Lors d’une première phase, les
enquêteurs ont rencontré les personnels de trois
établissements et de deux Draf (autorités
académiques pour l’enseignement agricole) lors
d’entretiens pour la plupart individuels. La
deuxième vague consiste à restituer et
débattre des résultats avec les
équipes précédemment
rencontrées après avoir
étoffé l’étude avec des
contributions d’experts et des comparaisons avec
d’autres systèmes éducatifs.
Les sources
d’évolution du métier
d’enseignant
La
précédente étude sur les
métiers de l’informatique avait mis en relief une
discontinuité des usages des apprenants entre la maison et
l’établissement, une balance des pratiques en
défaveur de l’école.
L’habileté numérique des
élèves se heurte aux barrages mis en place dans
les établissements avec les firewalls ou autres
contrôles d’accès, au manque de
formation des adultes dans le domaine des Tic. Cette dissonance
constitue une des nouvelles réalités du
métier d’enseignant. Comment s’emparer
pédagogiquement de l’innovation pour
intégrer, tirer bénéfice de
l’évolution numérique ?
Mais ce n’est pas
la seule. Dans l’enseignement agricole,
l’arrivée de nouveaux publics massifs, qui
viennent se former à des métiers hors champs
historiques du ministère de l’agriculture, ceux du
service par exemple, bouscule les pratiques. La décision
d’élargir la carte des formations est venue par le
haut, sans que les équipes se sentent prêtes et se
préparent réellement. Dans certains
établissements, la nécessité
d’élargir la carte des formations vers des publics
de niveau V (Bepa) pour compenser la perte d’effectif dans
des filières considérées comme « d’excellence »
amène des élèves dont la motivation
à rentrer dans l’établissement est plus
liée à un choix par défaut
qu’à une vocation déclarée.
La socialisation devient une donnée de base et la vie
scolaire doit renforcer son rôle d’insertion,
travailler plus en lien encore avec les équipes
pédagogiques. Avec ces nouveaux publics,
l’enseignant apprend que la composante sociale est
primordiale.
L’élève,
l’adolescent et le jeune
Pour Roland
Labrégère « ce sont des jeunes et pas
uniquement des élèves » qui sont en
classe. Les savoirs nouveaux à intégrer par les
enseignants sont issus des sciences sociales, plutôt que de
la psychologie des adolescents, car il faut comprendre la
rationalité de ces jeunes. Les difficultés avec
les comportements, le sentiment d’être
agressés, sont relevés fréquemment.
Or, il s’agit là de codes sociaux non
respectés, qu’il faut expliciter.
L’enseignant doit parvenir à prendre en compte les
trois dimensions de l’apprenant, celle du jeune, celle de
l’adolescent et celle de
l’élève.
Du didacticien à
l’accompagnateur
Les nouveaux publics se
caractérisent également par une
hétérogénéité,
dans les âges, les parcours, les biographies. La dimension
d’accompagnement devient de plus en plus forte dans le
métier d’enseignant. Avant de rentrer dans
l’emploi du temps, dans les contenus, il faudrait, pour
Roland Labrégère, prendre le temps d’un
retour biographique pour laisser le temps au jeune de rentrer dans son
métier d’élève,
s’approprier la dimension scolaire sans gommer sa composante
« jeune » et « adolescent ».
L’enseignant n’est plus uniquement un didacticien.
Il accompagne dans les apprentissages et développe une
approche pluri ou interdisciplinaires au sein de
l’équipe pédagogique. On
s’interroge alors sur la complexification de sa posture :
s’agit-il d’une recomposition identitaire autour de
la figure centrale du didacticien ou d’une rupture totale ?
La nécessaire
animation pédagogique
Pour François
Granier, l’évolution de la posture de
l’enseignant ne pourra se faire
qu’accompagnée d’une distinction
marquée entre administration pédagogique (plus
ciblée sur les emplois du temps notamment) et
l’animation pédagogique avec par exemple la
création d’une fonction de « directeur
d’études » chargé de cette
animation pédagogique. Elle permettrait aussi
d’évaluer, de légitimer, de donner de
la visibilité aux innovations pédagogiques
développées dans
l’établissement. Elle favoriserait la mise au
point d’un guide des bonnes pratiques recensant les
innovations.
De l’invention
à l’innovation
Cette élaboration
de bonnes pratiques est essentielle, elle permet, selon
François Granier, de passer de l’invention
à l’innovation. L’invention est alors
entendue comme la création d’un dispositif pour
suppléer au fonctionnement défaillant des
règles car désormais inadaptées. On se
situe là dans le « hors normes ».
L’innovation correspond à une invention
légitimée par un passage au statut de bonne
pratique. « On passe de quelque chose qui est clandestin
à quelque chose qui est dans la vitrine ». La
troisième étape serait
l’institutionnalisation au risque de rendre rigide la
solution trouvée.
La professionnalisation, une
attitude réflexive
Beaucoup trop
d’enseignants sont isolés dans
l’enseignement agricole public. La capitalisation des bonnes
pratiques est essentielle. Elle peut s’effectuer
grâce à des dispositifs internes comme les forums
thématiques inclus dans le système de messagerie
de l’enseignement agricole. Elle se réalise aussi
avec l’appui de sites associatifs disciplinaires du type
weblettres.
Au-delà de ces
partages liés aux contenus, il paraît
nécessaire d’ouvrir des espaces
d’échanges de pratiques qui transcendent les
disciplines, par des groupes de paroles par exemple.
L’animation de tels groupes pourrait revenir à la
fonction de directeur des études avec des intervenants
ponctuels pour certaines questions comme « comment je
travaille avec les adolescents.
Pour François
Granier et Roland Labrégère « le vrai
professionnel se définit pas sa capacité
à avoir une attitude réflexive ».
Il faut donc que des espaces réflexifs soient ouverts afin
que les enseignants puissent expliciter les problèmes
qu’ils rencontrent.
De la restitution de la
première vague de l’étude et des
échanges avec François Granier et Roland
Labrégère, émerge fortement cette
évolution du métier d’enseignant hors
de sa discipline avec une ouverture à la fois vers une
réflexion collective et vers les sciences sociales. La
nouvelle professionnalité de l’enseignant passera
par une réinvention de la gestion, du management au sein de
l’établissement et sans doute aussi au niveau
académique et national. Ou plutôt pour reprendre
les nuances des deux chargés d’études,
vers une véritable innovation dans le management
à l’encontre de nos traditions jacobines.
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