Comment est né ce projet de transformer en poètes et poétesses vos élèves de classe maternelle ?
C’est une élève qui, sans le savoir, a semé la première graine. Le projet est né suite à sa remarque après la période de COVID : « Maîtresse, on ne voit plus les sourires sur le visage des grands. » Face à un tel constat, il fallait trouver une solution ! Le Printemps des poètes, dont le thème cette année-là était le «désir », a offert l’opportunité parfaite d’initier un projet poétique en classe. Les enfants sont devenus des « semeurs et des passeurs» de poésie. Leurs mots ont quitté la classe pour voyager : et tout naturellement nos premiers poèmes ont pris leur envol pour faire naître sur les visages des parents, des habitants de la commune, de nos correspondants d’ici où d’ailleurs, d’inconnus… de beaux sourires. Et ce qui au départ n’était qu’une idée, est devenu d’année en année, une véritable tradition.
Vous avez amorcé le travail en 2021 autour du thème du Printemps des poètes « Le désir » : pouvez-vous nous présenter le travail alors mené ?
Effectivement, en 2021, le projet s’est construit sur le « désir ». Désir de joie, désir de lien, désir de mes élèves de donner du bonheur autour d’eux. À partir de l’album Plante des éditions PEMF, ils ont écrit des poèmes en reprenant la même structure syntaxique (« Plante un… il poussera un arbre à… »), leur permettant ainsi d’exprimer leur créativité dans un cadre rassurant. En voici quelques exemples :
« Plante un livre, il poussera un arbre à histoires
Plante un dé, il poussera un arbre à jeux
Plante une photo, il poussera un arbre à souvenirs »
Pour mettre en valeur leurs écrits, nous avons confectionné de petits oiseaux en papier que les enfants ont décorés et qui sont devenus les messagers de leurs mots. Cette première édition a aussi été marquée par des lectures poétiques entre élèves de différents niveaux et par une visioconférence, proposée par l’AGEEM, avec Bernard Friot, auteur de livres jeunesse. En jouant avec la langue, avec les sonorités les enfants ont pu percevoir encore un peu plus le pouvoir des mots.
Il faut accepter de ne pas tout maîtriser, s’autoriser le lâcher-prise pour laisser être. Laisser les enfants saisir la langue comme un jeu, explorer le monde à travers leurs propres images, créer sans peur du jugement.
Comment avez-vous exploité les thèmes des années suivantes ?
Si la démarche reste sensiblement la même, le projet se renouvelle chaque année en fonction du thème retenu. Nous commençons par nous interroger sur ce qu’est la poésie, puis nous analysons et interprétons l’affiche du Printemps des poètes. Cela permet aux élèves d’explorer différentes facettes de la poésie tout en conservant le principe du partage et de la création collective.
En 2022, sur le thème de « l’éphémère », nous avons créé des « fleurs poétiques » que nous avons distribuées jusqu’en République Tchèque, dans le cadre d’un programme Erasmus. Difficile d’imaginer à l’époque que ce petit projet né à Saint-Paul-en-Jarez pourrait un jour prendre une telle ampleur. Nous avons aussi invité les familles à venir dessiner des fleurs à la craie dans la cour de récréation, un moment d’échange, où petits et grands ont contribué à embellir l’espace commun, en laissant une trace aussi belle qu’éphémère.
L’année suivante, avec le thème des « frontières », nous avons travaillé autour d’albums illustrant cette notion, construit des murs imaginaires et rédigé des poèmes en miroir.
« D’un côté le mur qui partage et sépare
De l’autre le mur qui protège et répare
Au milieu un pont pour franchir le cauchemar »
« D’un côté c’est la mer, le voyage en bateau
De l’autre c’est la terre on voyage en auto
Au milieu le désert sur le dos d’un chameau »
Nos échanges en classe ont fait réfléchir mes petits écrivains. Je me souviens d’un matin dans la cour de récréation où un groupe d’enfants est venu me voir. Ils observaient le ciel avec un regard interrogateur et m’ont dit : « Mais maîtresse, les nuages eux n’ont pas de frontière, ils ont réussi à traverser toute la cour ! » Alors, comme à chaque fois pour ce projet, nous sommes partis de leur réflexion et nous avons créé des poèmes-nuages. En voici quelques exemples :
« Mon nuage voyage
Sans nulle autre frontière que mon imaginaire
Il danse avec le vent, traverse les océans…
Mon nuage fusée s’envole dans la nuit étoilée
Mon nuage mouton fait rêver les enfants de la France au Japon »
Parmi les temps forts de cette année-là, il y a aussi la rencontre avec la poétesse Hélène Suzzoni au cours de laquelle ils ont pu découvrir le quotidien de l’écrivaine et même coécrire quelques vers !
Enfin en 2024, le thème de la grâce a d’abord laissé les élèves perplexes. Un mot étrange, difficile à saisir… jusqu’à ce qu’ils l’observent en mouvement. En regardant des vidéos de danseurs, d’ailes de papillons, d’oiseaux en vol, ils ont composé leurs poèmes :
« Grâce aux papillons qui battent des ailes, j’entends la musique de mon cœur »
« Grâce aux murmures du ruisseau, la forêt s’endort doucement »
« Grâce aux étoiles qui éclairent ma nuit, mes cauchemars s’enfuient »
Chaque thème ouvre un espace d’exploration. Et on se rend vite compte que ce que les adultes croient complexe se révèle limpide pour les enfants : l’éphémère, ils le connaissent par les bulles de savon, les arcs-en-ciel, les étoiles filantes. Les frontières, ils les touchent du doigt dans le jeu, dans l’attente d’un tour, dans le passage d’une main à une autre. La grâce, ils la ressentent sans la nommer, dans un geste, ou, comme ils me l’ont si bien dit dans un mot en espagnol : « gracias ». Finalement, par la poésie, ce qui sépare devient ce qui relie.
Vos élèves ne se contentent pas de créer : ils diffusent leurs créations. Selon quelles modalités ? Pourquoi ce partage ?
Les poèmes réalisés en classe ne restent pas confinés à l’espace scolaire, ils voyagent et créent du lien au-delà des murs de l’école. À l’entrée le portail devient un mur de poésie pour que parents et visiteurs puissent découvrir les créations des élèves. Une boîte aux lettres poétique permet également aux passants de déposer ou de prendre des poèmes, créant ainsi un véritable échange entre l’école et la communauté. Les élèves envoient aussi leurs poèmes sous forme d’objets poétiques (oiseaux, fleurs, nuages, papillons) à leurs correspondants, qu’ils soient résidents de l’EHPAD, commerçants ou membres de leur famille. En parallèle, des lectures partagées sont organisées avec les élèves de l’élémentaire et les parents, renforçant la transmission orale de la poésie et favorisant l’expression de chacun. Enfin, la classe s’associe à des événements culturels comme des expositions à la médiathèque ou lors de sa participation à la biennale des langues, donnant une portée encore plus grande à la création des enfants. Ce partage n’a pas seulement pour but de valoriser leur travail, il vise aussi à tisser du lien social, diffuser de la joie et de l’émotion, et montrer que la poésie est un langage universel qui peut toucher tout le monde, quel que soit l’âge.
Au final, quel bilan tirez-vous d’un tel travail ?
A la croisée de l’écouter, du dire, du lire, du relire, de l’écrire, du regarder, du produire, du créer, la poésie est à portée de main, d’oreille et de regard … En cela, elle développe de nombreuses compétences, que ce soit dans le domaine du langage et de la langue ou dans le domaine artistique. Etymologiquement, « poésie » est issu du grec poiêsis, qui signifie « création ». La poésie cherche sans cesse à inventer, à dépasser, à transgresser les formes langagières pour exprimer le monde qu’elle donne à voir. Elle joue avec les mots, les sonorités et crée en nous la surprise, l’étonnement et le plaisir. Et les élèves l’ont bien compris… La poésie n’a comme seule limite que celle de notre imaginaire. C’est la raison pour laquelle, année après année, le bilan est toujours aussi positif, que ce soit au niveau de l’engagement des élèves dans le projet, du développement de leurs compétences psycho-sociales mais aussi langagières, et au-delà de ça pour ce projet, il est aussi question d’estime de soi, d’empathie, d’entraide, de coopération… Parce que, comme le disait Charlie Chaplin, « La poésie est une lettre d’Amour adressée au monde » elle tisse des liens et crée l’émotion… Les enfants de la classe, les anciens élèves, mais aussi tous ceux de l’école, les parents, les habitants de la commune, les commerçants, les résidents de l’EHPAD attendent déjà avec impatience ce rendez-vous et cette année « notre poésie sera volcanique » …
Votre créativité pédagogique semble sans limites : comment la nourrissez-vous ? Avec quels profits ?
Je dirais que ma créativité naît avant tout de celle de mes élèves, de ces instants où une phrase, un geste, une émotion esquissent le début d’une histoire. En les écoutant, en observant leurs réactions et en les accompagnant dans leur exploration, je découvre sans cesse de nouvelles pistes pédagogiques. Le Printemps des poètes constitue également une source d’inspiration essentielle. Chaque nouvelle thématique invite à explorer de nouvelles formes de création, en mêlant la poésie, l’art plastique et la musique. Les rencontres avec des auteurs, la participation à des événements culturels et les échanges avec d’autres enseignants notamment lors du congrès de l’AGEEM nourrissent aussi mon approche.
Mais chaque année, ce sont les enfants eux-mêmes qui tracent le chemin, leurs mots ouvrent des portes insoupçonnées. Rien n’est figé, tout est mouvement. La poésie se construit au fil des jours. Il faut accepter de ne pas tout maîtriser, s’autoriser le lâcher-prise pour laisser être. Laisser les enfants saisir la langue comme un jeu, explorer le monde à travers leurs propres images, créer sans peur du jugement. C’est dans cet espace de liberté que jaillit la magie : les mots dansent, les idées s’entrechoquent, et soudain, l’inattendu surgit : « Tu sais maîtresse j’ai bien réfléchi… L’éphémère c’est pas l’éphépère ! »
Cette approche porte ses fruits bien au-delà de l’apprentissage scolaire. Elle révèle en chaque enfant une voix singulière, un regard unique sur le monde. Elle tisse des liens, renforce la confiance, invite au partage. Les élèves ne se contentent plus d’apprendre, ils créent, osent, s’émerveillent. Et l’enseignant devient complice de cette aventure. Enseigner n’est plus transmettre un contenu figé, mais ouvrir un espace où chacun peut s’exprimer, rêver, grandir. Cette approche fait de la poésie un véritable moteur d’apprentissage et d’épanouissement, tant pour les enfants que pour les adultes qui les accompagnent.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
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