Comment se forge la vocation précoce d’un artiste ? En quoi l’amour des parents pour leur enfant est-il déterminant ? A quelles sources un auteur littéraire devenu aussi figure tutélaire du cinéma d’animation français puise-t-il son inspiration ? Pour la première fois, Jean-François Laguionie nous offre, à travers Slocum et moi, une plongée intime dans son enfance en France à l’orée des années 50. Des débuts dans la vie nourris par une passion infinie pour le pouvoir de l’imaginaire et un goût partagé avec son père puis associé avec sa mère pour la navigation à voile…immobile. Des aventures pionnières et mythiques, à l’échelle du vaste monde, ou transformées en voyage au fond du jardin familial, tout près des bords de la Marne.
Entrons donc dans l’univers animé, au trait délicat et au charme secret, de Slocum et moi, Sélections officielles des derniers festivals internationaux de Cannes et d’Annecy.
Juste au sortir de la guerre, François habite avec ses parents un petit pavillon avec jardin et poulailler en bordure de la Marne. Un jour, Pierre surnommé Slocum par ses amis, son père représentant de commerce, se lance, sur place, dans la construction de la réplique du ‘Spray’ (à l’origine, en réduction, compte tenu de l’espace disponible), le voilier légendaire sur lequel l’Américain Joshua Slocum réussit au terme d’un périple de trois ans, du 24 avril 1895 au 27 juin 1898, le premier tour du monde en solitaire qui l’a rendu célèbre jusqu’à aujourd’hui. Pierre associe à ce chantier d’un genre particulier sa femme Geneviève et son fils.
Aux sources d’une vocation, voyage intime, horizons sans limites
« Le voyage de mon père, je vais essayer de vous le dessiner. J’avais dix ans quand il s’est lancé dans cette aventure ». Plusieurs années après la dite aventure, un très jeune homme dont nous ne savons rien (à l’exception de la présence d’un chevalet devant lui), revivifie pour nous ses souvenirs d’enfance. En un flash-back, accompagné de sa voix en off, le narrateur (François, corps chétif, regard noir et aiguisé) nous entraîne à ses côtés en 1949 dans la France pavillonnaire de l’après-guerre, entre grande ville proche, nature accessible avec ses bords de Marne, où l’on perçoit le chant des oiseaux et le clapotis de l’eau, ses guinguettes avec bals populaires, où s’entendent chansons et jazz manouche. C’est là qu’il vit avec ses parents dans une petite maison à un étage entourée d’un jardin séparé par un mur de celui des voisins, avec poulailler et potager. C’est là que ce gamin rêveur va sous nos yeux faire des découvertes fondatrices.
Ainsi à la faveur d’une lettre envoyée à ses parents par un inconnu (il lui est expliqué qu’il s’agit de son père biologique), il rencontre cet homme (dont nous ne verrons jamais le visage mais seulement les chaussures et le bas du pantalon) à Paris. Au retour, il ne commente pas et nous confie à voix haute craindre une autre lettre. Il n’y en aura pas. Nous comprenons aussi que Pierre (grand gabarit, esprit de sérieux et sacré taiseux), le père qui a élevé François, n’est pas du genre expansif.
Bientôt le gamin solitaire nous conte l’expérience singulière qui va transfigurer ses années d’apprentissage. Après quelques accrocs, Pierre l’associe en effet aux étapes à rebondissements du chantier de construction de la coque et des différents éléments du futur voilier, à la manière du Spray de Joshua Slocum. Une entreprise au long cours, échelonnée sur plusieurs années, à laquelle participe activement, avec humour et fantaisie, sa mère Geneviève (regard clair, caractère bien trempé, cœur généreux et esprit facétieux).
En parallèle de ce chantier partagé, François se plonge avec délectation dans le journal de bord de l’idole paternelle (ainsi s’explique le surnom ‘Slocum’ donné à Pierre par ses copains joueurs de billard), un journal traduit et illustré [paru en France pour la première fois en 1930 sous le titre Seul autour du monde sur un voilier de onze mètres].
Et, merveille d’un parti pris de mise en scène, les images du livre prennent formes, mouvements et couleurs et nous voguons sur l’Océan, à plusieurs reprises, au fil des péripéties de l’extraordinaire périple du fameux Joshua Slocum, racontées en voix off par le navigateur lui-même, au gré de la lecture d’un gamin visionnaire. Un jeune garçon à l’imaginaire débridé, nouant ainsi un pacte secret avec son père, tout en s’imprégnant du vent de la liberté.
Bateau à géométrie variable, aventures à tiroirs multiples
Importance des esquisses au crayon sur papier (pour ôter à l’animation 3D son artificialité), traits stylisés et silhouettes des protagonistes suggérées par quelques détails essentiels (de même pour les figurants et les décors), choix de teintes pastels et douces privilégiant les déclinaisons de la lumière se conjuguent parfaitement avec l’évolution des cadrages (structurants) et du montage cinématographique ; en particulier dans l’alternance entre les plans larges du vrai Spray affrontant vagues, tempêtes, flots calmes ou attaques de pirates et se découpant à l’horizon, sa voilure déployée, et les plans rapprochés du bateau toujours en cours de fabrication dans le jardin à surface changeante.
Une information nous est fournie à ce sujet par notre narrateur : les voisins acceptent pour une durée limitée (un an) à la demande de Pierre, l’entrepreneur infatigable, d’abattre le mur mitoyen afin de permettre au voilier de prendre ses vraies dimensions.
Comme l’ont imaginé l’auteur Jean-François Laguionie et sa complice en écriture, la scénariste Anik Le Ray, pendant les cinq années de ce chantier jamais terminé, le bateau se transforme, grandit, s’enrichit d’éléments constitutifs nouveaux. Et, tandis que l’entreprise, associée à la poésie et à l’humour de la joyeuse Geneviève, prend une ampleur fantastique, sans commune mesure avec le projet initial, François lui aussi grandit.
Des tours de vélo aux escapades en duo (avec une copine) sur les rivages arborés de la Marne à profiter de la nature en regardant au loin jusqu’aux premières amours avec Joëlle dans une cabane en bois toute proche dont il est permis d’inventer qu’elle se situe ailleurs, bien plus loin qu’au bord de la grande rivière familière.
Une séquence, touchante et drôle, figure le chemin vers l’indépendance de François. Il commence à regarder d’un œil différent ses propres parents. Tous deux sont couchés côte-à-côte en train d’essayer les couchettes nouvellement installées dans la cabine. Invité à s’allonger sur la sienne, François découvre que cette dernière est trop petite par rapport à sa taille.
Comme lui, nous regardons les parents comme des enfants, représentés en train de continuer à jouer tandis que leur fils prend son indépendance, dans la tendresse et l’affection partagées, sans qu’il soit besoin de les formuler. Seule certitude explicitée : François, passionné par la littérature et le dessin, va ‘faire arts déco’.
Pour moduler les tours et détours des émotions multiples qui traversent le trio, la musique symphonique, créée en amont par le compositeur (et fidèle associé artistique) Pascal Le Pennec, ‘rend compte du moral de l’équipage, selon les mots du réalisateur, alors que les dialogues sont rares.
Le temps retrouvé d’un enfant aimé, creuset d’un accomplissement artistique
Le ‘vrai’ Jean-François Laguionie, à l’image du jeune héros de Slocum et moi, passionné de dessin dès l’enfance, fait ses premiers apprentissages, après des études aux Arts appliqués, aux côtés de Paul Grimault au sein de l’atelier d’animation durant dix ans et ce, à partir de 1963. Premiers courts métrages. Chaque fois avec succès. Et moult prix avant la Palme d’Or du court-métrage à Cannes en 1978 pour La Traversée de l’Atlantique à la rame. En 1979 débute, avec Gwen et le livre de Sable (sorti en 1985, primé aux festivals d’Annecy et de Los Angeles), une carrière exceptionnelle dans le long métrage d’animation, entre autres activités créatrices ; une carrière extraordinaire, jalonnée de récompenses et d’œuvres inspirées telles que Le Château des Singes, Le Tableau ou Louise en hiver, entre autres. Des longs métrages d’un maître incontesté pour de nouvelles générations de réalisateurs de films d’animation. Aujourd’hui, après Louise en hiver, hommage à peine voilé à sa mère (sorti en 2016), Jean-François Laguionie, à 84 ans, fait une ‘déclaration d’amour’ à celui et à celle qui lui ont donné dès l’enfance l’espace émotionnel et affectif pour rêver, dessiner, créer. Ici il fait revivre, sans nostalgie ni pathos, ce qu’il nomme ‘un temps de liberté heureuse’.
Salut admiratif et poétique à Joshua Slocum, modèle inspirant du père et de son fils aimé, évocation tendre et douce d’un foyer familial original, fantaisiste, rêveur et aventureux, au-delà des apparences, Slocum et moi révèle un secret longtemps enfoui et c’est ce qui fait son charme délicat et sa beauté sans ostentation.
Samra Bonvoisin
« Slocum et moi », film d’animation de Jean-François Laguionie ; produit par JPL Films (France) et Mélusine Productions (Luxembourg), distribué par Gebeka Films
-sortie le 29 janvier 2025
En savoir plus : https://slocum-et-moi.lefilm.co/