« Nous vivons un tournant dans l’art de gouverner », considère Edmond Porra, secrétaire adjoint du syndicat des personnels du direction Snupden-FSU. Pour lui, contrairement aux déclarations de l’école comme priorité nationale, la gouvernance est « en mode dégradé ». Il s’agit d’un « renforcement du contrôle sur l’école (qui) va de pair avec un abaissement des ambitions éducatives comme du pilotage du système ». Il résume ainsi l’art de gouverner : « l’ordre établi pour principe, le contrôle pour base et la communication pour but ».
Cap, capitaines, vaisseaux, maîtres du gouvernail : le vocabulaire marin est en vogue dans les discours sur l’école.
Est-ce le signe que l’école, comme la société, seraient arrivées à un point critique ? Que le vaisseau est à la dérive ? En passe de sombrer (sous l’effet des fracture scolaires, des violences, des atteintes à la laïcité, da crise d’attractivité des métiers de l’éducation…) ? Mais peut-être est-ce aussi parce que nous vivons un tournant dans l’art de gouverner. Agnès Van Zanten relevait il y a quelques années que les difficultés à conduire le navire de l’école tenaient à l’écart entre les intentions visées au sommet et les dynamiques de la base du système. Il semble que désormais cet écart soit comblé et qu’il y ait une reprise en main du politique. Comment se fait-il que de telles transformations dans le sens d’une « gouvernementalité » plus efficace soient concomitantes de tous ces constats critiques ? Est-ce parce que le mal auquel elles sont censées remédier est déjà trop enraciné ? Ou bien peut-être s’agit-il d’une situation paradoxale : il se pourrait qu’alors qu’il se met en scène comme salut, c’est le mode de gouvernance lui-même qui contribue à saborder le navire.
Il est possible en effet d’observer que loin d’être l’expression d’un sursaut volontariste qui place haut ses ambitions pour redresser la barre, ce regain de pouvoir s’effectue en réalité sous la forme d’une gouvernance qui fonctionne par principe « en mode dégradé ». Ce renforcement du contrôle sur l’école va de pair avec un abaissement des ambitions éducatives comme du pilotage du système. L’hypothèse qu’on peut ainsi mettre en avant est celle d’une version sophistiquée (et non consciente d’elle-même) du principe du pompier pyromane, où les opérateurs du déclin et de l’abandon des exigences ne sont peut-être pas là où l’on croit. On peut pour cela esquisser quelques points de repère et identifier les stratégies qui structurent ce mode de pilotage.
Faire passer le cuivre pour de l’or : le retour aux fondamentaux
Ce qui s’est opéré ces dernières années à la faveur d’un investissement par les politiques conservatrices du terrain de l’école, c’est en premier lieu la mise en avant des « fondamentaux ». Machine de guerre idéologique contre les « tenants du pédagogisme » censés avoir régenté des décennies durant les pratiques des enseignants, la doctrine des fondamentaux présente l’avantage de s’accorder au critère du « bon sens ». Pourtant, la France est le pays de l’OCDE qui consacre la plus grande partie du temps scolaire à l’apprentissage des fondamentaux… les résultats des évaluations internationales ne plaident visiblement pas pour l’efficacité de cette stratégie. Le constat de la dégradation du niveau scolaire dans les dernières enquêtes internationales n’invite pas à remettre en faveur la ritournelle nostalgique d’un élitisme républicain érodé par la culture soixante-huitarde qui animerait massivement les pratiques des acteurs de l’école ; elle est à mettre en lien avec l’insuffisance d’une volonté politique pour enrayer les mécanismes qui creusent les inégalités de réussite et reproduisent les hiérarchies sociales.
Le slogan du retour aux fondamentaux renvoie à la vision d’une éducation de masse qui représenterait un coût trop lourd et qui n’apporterait pas la plus-value escomptée. L’évidence facile que porte « la pédagogie des fondamentaux » d’une progression naturelle des apprentissages du simple au complexe cache mal la limitation au simple pour les uns et le droit au complexe pour les autres. Elle cache mal un consentement résigné aux processus scolaires qui enferment dans un destin social et l’abandon de l’exigence d’apporter à tous une culture commune. Elle nie enfin qu’il est la fois possible et indispensable d’apporter plus à tous dans la progressivité des expériences et des situations d’apprentissage. C’est pourtant cette exigence d’une culture commune qui paraît la mieux à même de donner sens à l’expérience scolaire, de préparer les nouvelles générations à se repérer dans la complexité du monde, et de leur donner la capacité d’en redresser le cours. C’est tout autre chose qu’avaliser les conditions des partitions sociales et de leur reproduction. C’est aussi tout autre chose que se soumettre à l’autorité de ces savoirs patrimonialisés que sont en définitive ces savoirs figés des fondamentaux, savoirs d’autorité pour un monde auquel il serait impératif de s’adapter.
Faire de nécessité vertu : la glorification du mérite
Dans cette logique, on ne s’étonnera pas que le thème des fondamentaux soit associé à celui du « relèvement du niveau d’exigence des savoirs », justifiant une école des groupes de niveau, de l’orientation précoce et de la sélection darwinienne, de la centralité des examens et de la compétition au nom d’une idéologie du mérite qui recouvre le jeu truqué de la « lutte des places ». La perspective de rouvrir une école à deux vitesses est en passe de faire l’objet d’un discours décomplexé. On peut s’attendre à qu’il soit fait de plus en plus, dans cet esprit de démission sociale, un usage tout opportun des situations de décrochage à travers une politique de relance de l’apprentissage. Et qu’au final soit consacré le fonctionnement de ce secondaire du peuple que serait une voie professionnelle réduite à la fabrique de l’employabilité, sous le régime d’un contrôle accru des entreprises sur les formations.
Déplacer les problèmes : le cadrage sécuritaire des questions éducatives
De fait, dans la communication ministérielle, la question des inégalités et des mécanismes d’assignation sociale est minimisée au profit des thématiques du harcèlement à l’école, de la santé mentale des élèves, de l’inclusion scolaire, de la sécurité et du respect de l’autorité. Il est assurément plus simple, mais aussi plus vendeur de mettre en avant ces priorités. Derrière cet affichage protecteur, la politique qui est conduite dans les faits est celle des dispositifs coupés d’une approche éducative globale, de protocoles pour des procédures dérisoires au regard de la carence en personnels de santé, et d’une forme d’inclusion qui tend davantage à prendre les aspects d’un marché de la compensation qu’à faire valoir le principe d’une accessibilité pour tous des apprentissages. Encore faudrait-il pour réaliser vraiment ces objectifs qu’une transformation des organisations et des pratiques puisse être portée par une ambition et des moyens sans crainte d’une projection sur le temps long, loin de de l’étroitesse des horizons médiatiques.
Ce narratif de la protection a son revers répressif tout aussi facile sous la forme des discours du retour à l’ordre et de la restauration de l’autorité. La confrontation à la violence à l’école est une réalité, l’apprentissage de la règle une nécessité, mais les mesures vantées par les rodomontades autoritaires sont des affichages qui engagent peu le fonctionnement de l’institution et sont tout autant démagogiques que contre-productives. La violence à l’école n’est pas un phénomène scolaire, c’est un phénomène social qui est en grande partie l’effet de la brutalité des discours et des visions du monde dominants. L’école est certes chambre d’écho de la société, mais elle est fondamentalement et avant tout un apprentissage de la société, et elle devrait en être l’apprentissage réfléchi et critique. Sa réduction à l’expérience sociale d’un ordre répressif est la construction d’un « curriculum caché », inconscient mais bien réel, d’une éducation de fait à la violence ou au consentement aux pouvoirs arbitraires. En ce sens, la célébration de l’école-caserne dans une culture de l’uniforme et de la levée des drapeaux peut difficilement apparaître comme le creuset d’un nouvel élan républicain. Dans un tel contexte, le principe de la laïcité court le risque d’être dévoyé. La frontière est de plus en plus mince avec une instrumentalisation identitaire de la laïcité, et l’on peut s’inquiéter de la dérive vers un modèle qui fait la part belle au privé et s’éloigne du projet d’émancipation de ses fondateurs.
La construction d’une personnalité ouverte à l’altérité, la socialisation d’individus qui seront plus tard faire vivre l’esprit démocratique, ne peuvent être effectives que si elles sont au cœur des apprentissages dans une expérience scolaire où la coopération prend le pas sur les logiques de compétition. Mais certes, cette perspective est exigeante et peu soluble dans les annonces à effet immédiat…
Afficher sans transformer : la pénurie comme horizon
Il est heureux que l’école soit le premier budget de l’État. On peut à ce titre sans risque de se contredire affirmer qu’elle est une priorité et supprimer plus de 4000 postes. Il reste que d’autres choix étaient possibles pour éviter d’affaiblir encore plus des services publics dont la situation s’est considérablement dégradée. Et c’est bien un choix que de ne pas saisir l’occasion de la baisse démographique pour améliorer les conditions de travail. Mais la pénurie n’est pas circonstancielle, elle est structurelle et constitutive d’un mode de gouvernance. Une action éducative de fond supposerait de faciliter les conditions de travail, de renforcer la formation et de relever les salaires pour qu’ils soient à la hauteur des missions. En l’absence de dispositions dans ce sens, c’est la multiplication des dispositifs qui prend le pas. L’Education nationale se montre particulièrement créative en dispositifs, ce qui est moins coûteux que de repenser les constructions disciplinaires et curriculaires et d’accorder à la formation une place centrale dans le fonctionnement des organisations scolaires.
Cette inflation des dispositifs se traduit par un empilement des tâches et des missions dans les contextes d’une plus grande pénibilité du travail. Comment s’étonner d’une crise de l’attractivité des métiers de l’éducation ? Cette crise a peu de chances d’être résorbée par l’attrait d’une « rémunération au mérite » dont les moyens sont d’ailleurs systématiquement rognés, et qui se révèle bien dérisoire au regard de la perspective du rattrapage pour les professionnels de l’éducation du niveau de rémunération des autres pays européens. Le principe est sans doute qu’on fait toujours mieux quand on a moins. C’est là qu’est requis tout le génie qu’on attend des managers, qui sont donc, avec le pilotage par dispositifs, la clé de ce système éducatif qui peut cocher toutes les cases en matière d’affichage.
Réduire l’activité aux procédures : la gestion communicante
La pratique s’est installée d’un pilotage hyper-vertical, qui généralise un contrôle du système par la multiplication des évaluations nationales et entend normaliser les gestes professionnels par l’imposition des « bonnes pratiques » et la protocolisation des procédures. Les acteurs ne sont plus concepteurs de leur activité mais opérateurs de procédures, leur seule marge d’autonomie se réduisant, par la grâce des vademecums, à « l’adaptation aux contextes ». A l’encontre, au demeurant, de cet acquis de base de la recherche en ergonomie que la santé d’une organisation de travail est dans ses marges de manœuvre pour une reconstruction du prescrit. Dans cette évolution des pratiques vers des figures imposées, la séparation des champs respectifs du politique et du pédagogique tend à s’estomper. Ce qui ne va pas sans quelques problèmes concernant les fondements mêmes de l’institution. L’inscription dans la loi du principe de la liberté pédagogique répond au besoin qu’exprimait déjà Condorcet en 1793 d’éviter que l’école soit sous la tutelle absolue des pouvoirs politiques, par crainte d’un usage de l’enseignement au service des intérêts partisans. Mais voici bien longtemps qu’on n’identifie plus histoire et progrès.
Ce management procédural a pour effet une mise à disposition politique immédiate du système. Et de fait une réduction de la politique à la communication. pHARe, la pause numérique, les plans de RCD sont exemplaires par un fonctionnement dont l’importance est moins dans une efficacité réelle que dans une manifestation de l’action. Il ne s’agit pas tant de faire que de montrer qu’on fait, et qu’on a pris les choses en main. L’originalité de Gabriel Attal, à défaut d’avoir une vision politique pour l’école, a été d’utiliser ce système blanquerien pour faire de l’action éducative une action d’utilisation de l’école à des fins de communication. De faire au fond de l’école un pur objet de communication. Ce qui ne manque pas d’intérêt, mais cela marque quand même un tournant un peu inquiétant.
En s’inspirant d’Auguste Comte, on pourrait donner une sorte blason à ce système nouveau de la gouvernance éducative : l’ordre établi pour principe, le contrôle pour base et la communication pour but.
Le système éducatif paraît désormais verrouillé sur le pilotage automatique d’une politique dont il s’agit de bien mesurer les conséquences. Elle creuse les difficultés éducatives, détériore le lien de confiance entre l’école et ses usagers, abîme les collectifs de travail et élargit dangereusement les séparatismes sociaux. Il semble qu’il soit grand temps de dresser la barre. Et surtout le niveau d’exigence.
Edmond Porra
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