Dans leur Introduction à l’histoire des sensibilités Christophe Granger, et Sarah Rey, respectivement spécialistes d’histoire contemporaine et d’histoire antique, se proposent de clarifier « la façon dont se fait » cette histoire encore récente, et donc hétérogène, des sens, des émotions, des sentiments, et « ce que l’on peut attendre d’elle ». Car si l’histoire des sensibilités s’affirme aujourd’hui comme un courant de recherche à part entière, si l’on ne doute désormais plus de l’importance des « manières de sentir et de ressentir » pour comprendre une société, la question de savoir quelle sorte d’histoire on écrit « quand on doit concilier le souci de faire sentir et celui de faire science » n’en est pas pour autant réglée. Un ouvrage documenté et érudit qui entreprend l’état des lieux « aussi concrètement que possible » d’une approche historienne stimulante, et en expansion depuis deux décennies.
Une approche qui ne date pas d’hier
En réalité, l’histoire des sensibilités trouve ses origines bien plus loin dans le temps, et c’est sur les conditions de son émergence progressive, malgré la défiance qu’elle a longtemps suscitée, que les deux auteurices reviennent dans la 1ère partie de leur ouvrage. En effet, sans en faire un objet spécifique d’étude avant le XVIIIe siècle, les historiens s’interrogeaient déjà sur la place à donner « aux sens, aux émotions, aux passions dans l’écriture de l’histoire », se demandant aussi s’ils pouvaient, ou pas, s’autoriser l’usage de procédés rhétoriques susceptibles d’émouvoir leur lectorat. L’histoire ne doit-elle parler que de raison et à la raison, ou doit-elle parler aussi d’émotions et aux émotions ?
Ce « dilemme » traverse l’histoire de l’Histoire depuis l’antiquité. Il trouve son « point de bascule » aux XVIIIe et XIXe siècles qui voient naitre « l’âme sensible » puis le mouvement romantique, et une conception nouvelle de l’histoire « qui étend son attention au quotidien, aux expériences privées et à la dimension affective de l’existence ». Le « mouvement qui s’opère au XXe siècle n’est donc pas celui d’une invention », même s’il est « d’envergure » ; et peu à peu va se déployer « non pas une histoire qui ferait une place aux sensibilités, mais une histoire des sensibilités », dont les auteurices décrivent les différentes étapes et analysent les dernières tensions.
L’usage des sens : un système social
Le cadre spatial, temporel, social… interfère-t-il dans notre rapport sensible au monde ? L’histoire des sensibilités est aussi une histoire politique, et en faisant « des sens le produit d’une histoire », Marx introduisait déjà l’idée que « non seulement les cinq sens sont susceptibles de varier dans le temps, mais ils sont l’un des points de réalisation les plus profonds des dominations sociales et économiques ». Nous ne sommes ni semblables, ni égales et égaux dans le développement de nos sens. Tour à tour les auteurices vont ainsi interroger l’historicité du regard, de l’ouïe, ou de l’odorat en expliquant, par exemple, combien les règles de la perspective mettent en œuvre « toute une façon de concevoir les rapports entre l’homme et le monde » ; combien les habitudes sonores sont révélatrices de « tout un système social » aux goûts hiérarchisés ; combien les odeurs expriment des « jugements de classe, de race ou de genre »… Iels vont aussi montrer comment les sociétés occidentales ont pu parvenir à imposer une universalisation des sens à partir de leurs propres normes sensibles.
Emotions et sentiments : produit culturel et usage politique
L’histoire des sensibilités ne propose pas de tracer « une histoire de tel ou tel affect », mais plutôt d’examiner les émotions comme pratiques sociales qui relient « sphère intime » et « sphère collective ». Pour ce faire, tous et toutes n’ont pas les mêmes approches, les écoles et méthodes différent, et s’opposent parfois, comme le montrent les auteurices. Mais cette effervescence intellectuelle est d’autant plus stimulante qu’elle oblige à remettre en cause des sentiments et émotions qu’on croyait aller de soi…
Elle permet de comprendre, par exemple, que les sentiments familiaux, reflets de transformations de la société, ont évolué à travers le temps, et que c’est l’Etat moderne qui a fait émerger la « famille conjugale », institution morale traversée de sentiments forts différents de ceux qui caractérisaient l’unité économique beaucoup plus large de la « familia » antique. Elle interroge aussi l’évolution des sentiments que l’on porte aux enfants. Se demande si le fonctionnement du pouvoir au sein d’une famille peut éclairer la relation d’un pays à ses dirigeants. Questionne l’amour conjugal ou la sexuation des sentiments… Et, s’opposant à la « naturalisation des émotions », s’oppose aussi à celle de leur expression corporelle, traçant par exemple une histoire des larmes …
L’ouvrage se termine par une évocation nourrie de nombreux exemples historiques des « émotions politiques » et de leur place dans les rapports de pouvoir. Comment servent-elles l’ordre social, en mettant par exemple en scène sacres ou funérailles ? Comment s’y opposent-elles ? Comment, par exemple, de l’appel à l’indignation de Stéphane Hessel, à la colère des Gilets jaunes, l’émotion peut-elle, à un moment donné, agréger « un mouvement tout entier » aussi « hétérogène » soit-il « dans ses revendications » ?
Certes, l’histoire des sensibilités, concluent les auteurices, n’est pas encore « unifiée dans les méthodes et les formes d’enquête qu’elle adopte », et elle continue d’expérimenter différentes modalités d’écriture du sensible. Mais à condition de ne pas « proclamer qu’elle peut tout et tout le temps », elle est un formidable « outil de problématisation du réel » fort éloigné du reproche de dépolitisation de l’histoire qui a pu parfois lui être fait. Cette introduction contribue à en faire la pleine démonstration.
Claire Berest
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