Dans cet entretien, Thibault Coppe – l’un des coordonnateurs de l’ouvrage « Transformer les pratiques en éducation : quelles recherches pour quels apports ? » – répond aux questions du Café pédagogique sur les relations entre la recherche et le terrain.
Le chapitre 2 de l’ouvrage que vous coordonnez, insiste sur les vertus de la collaboration entre recherche et terrain, tout en relevant la difficulté à « l’échange de connaissances » entre courants de recherche et « praticiens ». Vous insistez sur la nécessité de transformer la manière dont on évalue l’activité des chercheurs en souhaitant valoriser ses implications dans les recherches collaboratives. Mais ne faut-il pas penser aussi le dépassement du tête-à-tête chercheurs et praticiens, en conceptualisant réellement la place que doivent prendre les institutions et les systèmes d’interface et de formation pour ne pas laisser à la charge des individus la responsabilité de leurs « transformations professionnelles » ?
Bien sûr ! Le projet du chapitre, bien qu’il en focalise l’écriture sur des exemples de partenariats assez directs, est de penser différemment le rapport entre universités et société, dont le rapport entre recherche et terrain en est en quelque sorte le miroir. Il n’est pas plus question de demander aux praticiens de s’engager dans des partenariats de recherche qu’il n’est question de demander aux chercheurs de se connecter plus avec le terrain. Il est plutôt question de faire de l’Université (en tant qu’institution de recherche) une actrice plutôt qu’une observatrice de la société, ce qui, selon moi, ferait émerger assez naturellement des espaces/institutions intermédiaires qui huileraient les rouages des collaborations. Son rôle actuel d’observatrice est confortable parce qu’il n’engage pas l’Université dans la temporalité de l’action qui demande parfois de longs efforts pour commencer à apercevoir des résultats. Ce rôle d’observatrice permet à l’Université de « produire de l’observation », du visible, plutôt que d’agir dans l’action, ce qui est souvent beaucoup plus invisible. Lorsque les chercheur·e·s sont invités à faire partie de l’action (par exemple dans un groupe de travail gouvernemental, un comité pensant une nouvelle formation continue, une école demandant de l’aide dans la résolution d’un problème, etc.), c’est systématiquement considéré presque comme « un à côté » du travail à l’Université parce que peu valorisé. Cette charge-là, bien qu’elle puisse parfois prendre de longs mois, ne prendra ni la place de la mission d’enseignement ni celle de la « production d’observations ». Dans un monde où l’Université aurait le temps de l’action, les identités de chercheur·e·s et praticien·ne·s peuvent alors se transformer pour se rapprocher dans des collaborations efficaces.
La question du « changement de pratiques » dans lequel les enseignants devraient s’engager pour renforcer l’efficacité et la démocratisation des systèmes éducatifs n’est-elle pas un serpent de mer derrière lequel se cache la difficulté des politiques à faire des choix clairs dans les multiples injonctions faites aux systèmes éducatifs ?
Je pense que le sujet des « pratiques des enseignant·e·s » est plus en lien avec la formation (initiale et continue) qu’avec les décisions politiques. Dans de très nombreux systèmes éducatifs le principe de liberté pédagogique permet aux enseignant·e·s de choisir leur méthode d’enseignement. La sphère d’action des politiques est plutôt liée aux contenus à enseigner et aux compétences à maitriser, définis par les programmes. Ceci dit, la course à la maitrise de contenus considérés comme de base, ceux testés par PISA par exemple, et la sonnette d’alarme qui est constamment tirée dans les médias et dans la recherche à leur propos amènent effectivement un narratif dans la sphère politique de faire « mieux » qu’on ne le fait pour l’instant et d’avoir des enseignant·e·s « de meilleure qualité ». Mais ce narratif-là finit également dans des réflexions sur la formation plutôt que sur les pratiques des enseignants, même si les deux sont indirectement liés bien sûr.
À vrai dire, je pense que l’école d’aujourd’hui fait paradoxalement face à de multiples injonctions tout en remplissant moins de ses missions historiques parce que les injonctions qui y sont catalysées et retenues me semblent majoritairement liées à une de ses fonctions, ce qui a tendance à limiter la place qu’il reste pour les autres. Mais c’est un tout autre débat qui sort un peu du cadre de la question.
Pourriez-vous aider le lecteur novice à préciser un des apports selon vous essentiel de votre ouvrage en la matière ?
Le livre ne s’arrête pas tellement à la question de comment enseigner, à cette question des pratiques des enseignant·e·s. Le livre se veut plutôt discuter de quelle est la place de la recherche dans ce questionnement. Les chapitres abordent majoritairement le type d’apport que la recherche peut apporter dans ces débats. Le chapitre de conclusion synthétise plutôt bien les trois apports principaux du livre, tous en lien avec la question de la place de la recherche pour inspirer le changement de pratiques. Le premier apport concerne la question de la conceptualisation de la connaissance et est une réflexion sur la mesure dans laquelle une connaissance « scientifique » peut avoir une utilité en tant que connaissance « pratique », et si oui, à quelles conditions. Le deuxième apport est en lien avec la production de la connaissance scientifique et met en évidence l’importance d’une collaboration étroite entre recherche et terrain tout en reconnaissant les difficultés qui en résultent. Le troisième porte sur le sujet du transfert de la connaissance vers le terrain et amène des discussions sur l’implantation et la diffusion.
Votre ouvrage a l’intérêt de réunir des auteurs qui pensent avec des cadres épistémologiques différents. Pourriez-vous préciser une controverse qui vous semble parcourir l’ouvrage, que vous pourriez résumer ?
Je pense qu’une controverse qui apparaît assez clairement entre les lignes des chapitres est en lien avec le processus de création de connaissance en recherche. Les auteur·e·s sont plus ou moins en accord ou désaccord (et avec plus ou moins de conviction) avec ce qu’on connaît sous le nom de recherche/éducation fondée sur des données probantes. Nous avons choisi délibérément de ne pas développer plus avant cet aspect dans les chapitres d’introduction et de conclusion et dans les discussions avec les auteur·e·s puisque nous aborderons très certainement ce débat plus en détail lors de notre prochaine rencontre collective.
Propos recueillis par Patrick Picard
Transformer les pratiques en éducation : quelles recherches pour quels apports ? Ouvrage Coordonné par Thibault Coppe, Ariane Baye et Benoit Galand Presses universitaires de Louvain, 2023, ISBN 978-2-39061-430-2