Et si le travail de groupes se faisait jeu de rôles ? C’est la démarche originale tentée par Laurence Sladkowski au lycée Sévigné à Paris dans le cadre de l’étude en 2nde de la pièce « Médée ». Chaque groupe en étudie un acte, puis écrit et interprète une scène dans laquelle Corneille, entouré de ses comédiens, vient défendre sa pièce et son esthétique devant l’Académie française. Le bilan pédagogique de cette « dispute » littéraire s’avère fort positif : investissement des élèves, découverte de l’autre, mise en action des savoirs, travail de l’oral et de l’autonomie, prise de conscience que la littérature est aussi « une foire d’empoigne, qu’il faut se parfois se battre pour imposer ses idées, se quereller, qu’elle porte des coups « à l’estomac ». Inspirant ?
Vous avez lancé un défi original à vos 2ndes pour aborder la pièce Médée : en quoi a consisté exactement ce défi ?
Après lecture collective et étude de Médée de Corneille, en classe, il s’agissait de proposer aux élèves un jeu de rôle, plutôt que l’interprétation théâtrale d’un extrait. Leur défi consistait donc à se lancer dans l’écriture puis le jeu. De mon côté, le défi consistait à mobiliser la classe entière – une trentaine d’élèves – sur un seul texte, sans perdre de temps sur les apprentissages, en poursuivant les objectifs d’étude d’un texte théâtral. Il fallait trouver une formule efficace.
Pourquoi le choix d’un tel dispositif qui sort des sentiers battus du français au lycée ?
Réalisé en novembre, il s’agissait d’encourager le travail en groupe. Ces groupes ont été constitués par l’enseignant afin de favoriser les échanges entre élèves de Seconde, encore timides les uns vis-à-vis des autres. Mais surtout, il s’agissait de les rendre actifs, actifs dans la compréhension d’un texte assez ardu et pour cela, il fallait donc qu’ils se l’approprient. Enfin, ce jeu de rôle les oblige à écrire, autre compétence visée.
Ce jeu de rôle n’a rien à voir avec l’exercice de l’interprétation théâtrale lors de laquelle des élèves s’emparent d’un texte et le présentent à leurs camarades : je n’ai pas les talents d’un metteur en scène pour les guider au mieux, je n’ai pas le temps pour me consacrer à chaque groupe – que deviennent les autres ? – et de toute façon, ce n’était pas les compétences visées.
Quelles ont été les étapes, consignes, et modalités du travail préparatoire ?
D’abord lecture de la pièce en classe entière et attribution des 5 actes à étudier aux 5 groupes d’élèves constitués par l’enseignant.
Puis, par groupes de 5 ou 6, réponses par écrit des élèves aux questions posées par l’enseignant portant sur l’acte attribué et une scène en particulier, présentant un aspect spécifique. Par exemple, le groupe 1- acte 1 devait analyser les scènes d’exposition, tandis que le groupe 2 – acte 2 étudiait une scène de dialogue conflictuel, le groupe 3 – acte 3 une hypotypose (le surgissement de la grotte de Médée et ses sortilèges), etc.
Une fois l’étude faite par écrit, à l’aide de questions posées par l’enseignant et corrigées, approfondie par l’enseignant, le groupe devait en proposer une restitution non pas sous forme d’exposé, mais de scène jouée, réunissant des Académiciens se plaignant du non-respect des règles qui émergent à l’époque de Corneille, des comédiens défendant la théâtralité de leur jeu, et de Corneille exposant son point de vue, divergeant de celui des Académiciens. Un élève a pris aussi le rôle de machiniste pour défendre le caractère « spectaculaire » de la pièce puisqu’il s’agit d’une pièce à machine : Médée s’envole ainsi sur un dragon !
Comment se sont déroulées les prestations des élèves ?
Avec aisance : ils ont pris très au sérieux leur rôle, même quand celui-ci était minime. Peut-être ce sérieux est-il dû au fait qu’ils constituaient de petits groupes – cinq élèves en moyenne, je le rappelle – ce qui leur permettait à chacun d’« exister », même les plus timides, et donc d’être responsables de la saynète qu’ils allaient soumettre à leurs camarades.
Pour intéresser ceux qui ne jouaient pas au centre sur la « scène », un questionnaire leur avait été distribué qui leur demandait de bien saisir les enjeux de chaque prestation d’élèves : « Quels éléments impossibles à représenter sur scène Médée fait-elle surgir par ses paroles ? », « Par quel mot vos camarades ont-ils nommé ce procédé ? » …. Ils étaient assis aussi autour du groupe qui polémiquait au sujet de Médée.
Qu’ont pensé les élèves de cette expérience ?
Le film réalisé par l’équipe de l’académie de Paris témoigne du fait que les élèves ont beaucoup aimé. D’abord parce que cela changeait de leur quotidien scolaire, ensuite parce qu’ils étaient actifs en classe et enfin parce qu’il y avait la perspective d’une petite performance finale. Keren-Ann ajoute que, ce projet se situant en début d’année, lui a permis de découvrir de nouveaux camarades – comme je l’ai dit plus haut, j’avais imposé les équipes de travail -, ce qui a permis à la classe de mieux se connaitre, d’avoir une identité collective plus affirmée.
Quel bilan dresse de ce projet la professeure de lettres ?
Outre le réinvestissement de contenus pratiques, je retiens l’investissement et le dynamisme des élèves dans ce projet. A cette occasion, j’ai découvert aussi une classe plutôt autonome, ils étaient ravis de gérer leur travail entre eux, et ne recouraient à moi que lorsqu’ils rencontraient une difficulté. Je crois qu’ils ont apprécié cette confiance que je leur faisais, de travailler entre eux, sans moi, sauf si nécessaire.
Les groupes étaient aussi équilibrés de telle sorte que certains élèves étaient plus aptes que d’autres à insuffler une dynamique, à diriger leurs camarades, tandis que d’autres élèves apportaient un contenu théorique que les premiers ne possédaient pas forcément. D’autres élèves encore apportaient leur sensibilité sur les rôles qu’ils s’étaient choisis, surtout celui de Médée. J’ai été surprise, parfois non, par les rôles qu’ils s’attribuaient : des élèves muets, taciturnes, ne l’étaient finalement pas tant que ça.
Je souhaite aussi que les élèves aient saisi que la littérature n’est pas une affaire de reclus, retranchés dans une passivité éloignée de la société, mais qu’ils aient senti qu’elle est une foire d’empoigne, qu’il faut parfois se battre pour imposer ses idées, se quereller – et l’auteur du Cid en est un bel exemple – qu’elle porte des coups « à l’estomac ».
Et bien sûr, j’espère qu’ils ont mieux appréhendé les contenus théâtraux à acquérir.
Pourquoi le dispositif vous parait-il particulièrement adapté à la pièce Médée ?
Médée est une pièce pertinente pour une mise en scène polémique car elle se situe à un moment de tension dans l’histoire culturelle de la République des Lettres : une identité culturelle est justement en train de se construire de manière très consciente avec l’Académie, créée en 1636 alors que Médée est créée un an avant et relève encore et en partie d’une esthétique marquée par la cruauté : c’est l’histoire et l’explosion d’une sorcière bafouée qui s’exprime à travers le non-respect des règles sociales, à la manière de Médée qui refuse les règles de Créon, ou de Créon lui-même qui ne respecte pas les règles de l’hospitalité. Cette tension entre deux esthétiques va s’exprimer dans le dialogue rédigé par les élèves qui y trouvent plus de facilité à exprimer le conflit. A l’inverse, choisir un sujet sans tension rend compliquée l’écriture, qui risque d’être creuse et vaine.
Poser le regard des élèves sur cette période permet aussi de les rendre conscients qu’une langue, une littérature se construit aussi sur une volonté politique, et pas seulement sur une volonté individuelle, idée du génie humain et individuelle qu’ils attribuent souvent aux auteurs. Que la littérature participe à la politique culturelle d’une nation élargit la conception, souvent intimiste, que l’on se fait d’une œuvre.
Le dispositif vous parait-il cependant transférable ou adaptable ?
Du point de l’écriture, il se prête particulièrement au théâtre puisque ce dispositif encourage l’écriture de dialogues, base à la représentation. L’exercice est donc l’occasion de travailler les formes de l’interaction, la typographie, la répartition et l’avancée de la parole… Surtout, et concernant les œuvres les plus propices à ce type de travail, je pense qu’il faut trouver des œuvres comportant des sujets de tension : on pourrait à la fois mobiliser des pièces classiques où par exemple la tension entre le vraisemblable chez Phèdre est mis à mal par le surgissement fantastique du monstre, ou dans le drame romantique où les tenants du classicisme affronteraient les gilets rouges, ou encore la tension qui existe dans une pièce comme La Cantatrice Chauve où les tenants d’une écriture rationnelle et logique tiendraient tête aux défenseurs de l’absurde, que représente Ionesco.
Pourquoi pas aussi, mais en Spécialité Humanités Littérature et Philosophie (Terminale) et dans la perspective du chapitre « Arts, Ruptures et Continuités », se saisir de la querelle des Anciens et des Modernes ? On peut imaginer travailler sur le poème de Perrault, Le Siècle de Louis le Grand, osant affirmer que les poètes du règne de Louis XIV sont supérieurs aux Anciens. Fou furieux, Boileau claque la porte et réunit les grands auteurs : Racine, La Fontaine, La Bruyère (surtout que certains élèves l’ont étudié en Première), Bossuet, des « doctes » comme Madame Dacier. Mais Perrault est lui aussi bien entouré par Fontenelle, ainsi que par les femmes précieuses toutes lectrices du Mercure Galant….
Ou encore, pour ceux qui préparent Gargantua dans le cadre de la littérature d’idées (parcours : rire et savoir) de l’épreuve anticipée de français, pourquoi ne pas se saisir de La Défense et illustration de la langue française : là encore, en 1549, le jeune Du Bellay lâche un pamphlet dans la mare en condamnant tous les rimeurs qui l’ont précédé, ni plus ni moins que Marot et Villon, leur reprochant d’être restés prisonniers des formes héritées du Moyen-Âge : la riposte des vieux poètes français ne va pas tarder, qui reproche à Du Bellay « d’étranger la poésie » (Aneau, Le quintil horacien) en la réservant à une élite grécisée, latinisée, italianisée. Du Bellay lui répond en raillant « les écrits d’un petit magister, d’un conard, d’un badault ».
Les querelles abondent…
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Dans Le Café pédagogique : une approche de Médée par Maud Lacère