Comment analyser la pédagogie du risque ? « L’un des rôles de l’enseignant est d’apprendre à ses élèves à prendre des risques ». Un jeudi sur deux, Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN, et Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation, nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation.
Le risque
Le risque comporte la possibilité d’un dommage ou d’une perte, tout en offrant l’espoir d’un gain ou d’une réussite. Prendre un risque, c’est vivre la tension des enjeux de ce que l’on peut gagner ou perdre au jeu. La prise de risque contraint à évaluer les bénéfices possibles et les inconvénients à éviter. Elle oblige l’élève qui prend un risque à établir une relation entre la situation et ses capacités. Une situation à risque amène à devoir choisir de s’engager ou non, en fonction des conséquences possibles tant de la réussite espérée que de l’échec redouté.
Le danger
Le danger doit quant à lui être impérativement évité car il ne promet que des dommages. Le terme vient de dominus, seigneur, devenu dangier, dont le sens primitif était seigneurerie, puis situation où l’on est à la merci du puissant…
Le danger implique le fait d’être dans la dépendance vitale d’une personne ou d’une situation dont on ne peut maîtriser les conséquences. Ce sont la probabilité, la gravité des dommages potentiels et leur imminence qui permettent d’identifier une situation de danger.
Face aux événements ou aux personnes, chaque composante du danger doit être prise en compte afin de savoir s’il y a mise en péril. Ce qui est dangereux pour un débutant ne l’est pas nécessairement pour une personne expérimentée. Nager dans un torrent impétueux, est une mise en danger pour un piètre nageur, alors que ce n’est qu’une prise de risque ordinaire pour un nageur habitué à des compétitions de nage en eau vive.
Évaluer les risques afin d’éviter le danger est relativement aisé dans une situation connue. La nature des dangers potentiels peut alors être identifiée, leur probabilité appréciée. L’expérience permet d’estimer si les difficultés que l’on pense devoir rencontrer sont en rapport avec les capacités dont on dispose. Dans une situation nouvelle ou inconnue, la difficulté d’appréciation est plus redoutable, puisque l’on ne possède que peu d’éléments d’appréciation des composants de la situation.
Les conduites à risque
Pour une ou un adolescent, la découverte du monde se fait dans une difficile confrontation à l’inconnu, alors que ses perceptions sensorielles et ses manifestations émotionnelles exacerbées rendent ses délibérations difficiles. La recherche de sensations agréables jusqu’à l’euphorie de la jouissance, provoque l’oubli ou le déni des conséquences négatives possibles dans les conduites à risque.
Jouer avec le danger dans des conduites à risque, c’est nier les éléments objectifs d’une mise en situation de danger. C’est se croire illusoirement inatteignable, dans une toute-puissance qui occulte les conséquences pour soi et pour autrui. De telles conduites sont néanmoins des expériences fondant le sentiment d’exister. Ce besoin de se sentir exister peut, comme dans les sports à risque aux pratiques très codifiées et sécurisées, permettre à l’inverse d’accéder au sens de la mesure garantissant la mise hors de tout danger pour soi et pour autrui.
La peur, à l’opposé du déni du danger, inhibe et crée un sentiment d’impuissance. En bloquant l’activité mentale et physique, elle interdit toute démarche d’objectivation. Si jouer avec la peur, c’est expérimenter, dans un espace de sécurité, les différentes sensations et émotions afin de pouvoir les identifier et les gérer, il ne peut être question de jouer avec le danger.
Les enjeux de l’accès à la différenciation du risque et du danger
La différenciation du risque et du danger met les élèves au travail d’une constellation de capacités « structurelles » qui sont des capacités liées à la structuration psychique, affective, relationnelle et sociale de tout humain. Cela concerne la prise en compte des réalités externes des situations comme des capacités de l’élève en situation de prise de risque. Cela passe par l’évaluation des éléments constitutifs de ces réalités et nécessite pour l’élève la capacité de détecter et de hiérarchiser ce qui a pour lui du sens et de la valeur, afin de pouvoir fonder sa prise de risque. Il doit anticiper les bénéfices et des inconvénients à en retirer, au regard de l’énergie qu’il devra investir. Cela l’interroge sur le dépassement de ses envies et placement de son désir dans sa dynamique d’existence.
Une situation de risque l’engage à la mise en travail de la capacité de dissociation de la peur subjectivement perçue et de l’objet de la peur et fait appel à l’objectivation des éléments tangibles de dangerosité. Cela convoque sa capacité d’élaboration de repères concrets et fiables, mais également subjectifs, puisqu’il s’agit en même temps d’une auto évaluation de ses propres ressources face aux difficultés à affronter, afin de ne pas se mettre en danger.
Cela le renvoie à l’authenticité et à la fiabilité de ce qu’il est (le « vrai soi ») ou à la fragilité de son refuge dans les apparences du paraître. Les situations de risque mettent également au travail son aptitude à la vigilance et sollicitent son attention aux conséquences immédiates et futures, pour lui-même et pour autrui.
Une pédagogie du risque
L’un des rôles de l’enseignant est d’apprendre à ses élèves à prendre des risques, ce qui nécessite chez celui-ci une capacité à se vivre en sécurité dans une situation de démaîtrise quand il invite ses élèves prendre des initiatives.
L’enseignant doit se faire confiance en « se reconnaissant » capable de faire face à une situation nouvelle, voire inconnue, de par ses ressources déjà expérimentées dans des situations vécues antérieurement. Il sait pouvoir se risquer à la démaîtrise tout en garantissant un espace de sécurité.
Il est alors en capacité d’autoriser un écart par rapport à ses attentes, tout en confirmant ou en corrigeant l’évaluation que l’élève accompagné fait de ses capacités au regard de la situation et en garantissant que, de son point de vue, qu’il n’y a pas, pour lui de mise en danger.Cela nécessite l’affirmation par l’établissement et l’inscription dans son projet pédagogique qu’il ne peut y avoir d’éducation sans le travail avec le risque.
Quelles seraient les conditions nécessaires en classe pour faciliter la prise de risque ?
Ça tournerait autour des garanties de sécurité, en particulier dans la prise de parole. Par exemple, pour l’enseignant, d’être le garant qu’à aucun moment, on ait le droit de se moquer et de faire honte à quelqu’un. Et, quand la moquerie a eu lieu, qu’elle devienne un objet de travail et de pensée sur le respect de la dignité de chaque élève, à partir de là où il en est de ses découvertes et de ses apprentissages.
Ce n’est pas facile, car cela suppose que l’enseignant se sente légitime à se dégager de l’emprise du programme et à se décaler de l’objet enseigné pour se centrer sur les conditions de l’apprentissage. Ce n’est pas de sa part un arrêt de la transmission, parce que quelque chose le dérange, mais plutôt qu’il a perçu que quelque chose est en train de se passer, qui met en danger ce que les élèves et l’enseignant sont en train de faire, qui est de l’ordre de la mission de l’école.
La prise de parole est une illustration de la fonction du cadre. Le cadre c’est ce qui dépasse le maître et les élèves et qui renvoie à la mission de l’école, c’est-à-dire à ce qu’élèves et enseignants ont à faire ensemble.
Est-ce que la prise de risque est possible, voire souhaitable, pour des enfants vivant des situations de vie insécures ?
C’est toute la question de la précarité. Les travaux faits sur la précarité montrent que les enfants des rues sont dans des attitudes de sur-adaptation à un environnement dangereux : ils sont dans l’immédiateté de la survie. Si tu leur offres un refuge dans une institution, la première chose qu’ils vont faire, c’est de fuir, parce qu’ils n’ont pas leur repère, pas leurs habitudes.
Il ne faut donc pas amener l’élève en grande précarité à prendre de nouveaux risques, il faut l’aider à habiter la situation de danger dans lequel il se situe déjà. C’est ça la grande difficulté des enseignants, surtout qu’un enfant en grande précarité ne va pas laisser voir ce qui se passe chez lui, il va être constamment en situation de défense.
La question c’est plutôt, là encore, de construire un espace de sécurité, où il va pouvoir pratiquement « se lâcher », donc déposer quelque chose de son fardeau. Mais c’est très difficile, car ce n’est pas l’objet de l’école au départ.
En revanche, c’est là que le travail d’enseignant spécialisé va prendre toute sa dimension, car ce n’est pas l’enseignant dans sa classe qui va à la fois contenir le groupe et répondre aux besoins de l’ensemble d’une classe et accueillir ce rythme très particulier de l’enfant replié sur lui-même, qui a besoin d’un cheminement qui lui est propre.
Ce serait quoi une prise de risque de l’enseignant sur un plan institutionnel ?
C’est le courage d’oser se positionner sur la pertinence de ce que nous voulons faire, au vu des principes énoncés par l’école. C’est la question de l’éthique par rapport à la morale, la question du sens jugé par la personne par rapport à ce qui est décrété, à quelque poste que nous soyons.
Tu te mets à l’écart, donc tu prends le risque de ne pas être reconnu, en particulier dans une institution dont la seule vérité et le dernier mot est l’obéissance, c’est-à-dire l’inverse de la mission d’émancipation de l’école et de la préparation de citoyens, capables de penser par eux-mêmes les dangers du futur.
Un propos de Jacques Marpeau recueilli par Daniel Gostain
Le site de la Fédération Nationale des Associations des Rééducateurs de l’Éducation Nationale