Chaque vendredi, le café pédagogique publie un épisode du podcast consacré aux métiers de l’éducation « Docs sur l’Éduc, la parole à celles et ceux qui font l’école » réalisé à Marseille auprès de personnels travaillant principalement en Rep+. Aujourd’hui, c’est un chef d’établissement qui est à l’honneur. Chef d’établissement qui doit rester un organisateur de la vie pédagogique et non, selon les principes de l’économie libérale et du « Nouveau Management Public », le chef d’une entreprise. « J’ai passé la plus grande partie de mon activité professionnelle dans les quartiers nord de Marseille, je m’y sens utile, je sais pour quelles raisons je me lève le matin. C’est à ma manière un engagement militant auprès d’une population en grande difficulté sociale. » confie Rodrigue Coutouly, principal de collège REP+ à Marseille, à Alain Barlatier dans le podcast « Docs sur l’Éduc ».
Le Chef d’Établissement (CE) d’un collège ou d’un lycée est à la fois le représentant de l’État et de sa hiérarchie ministérielle mais aussi le garant d’un fonctionnement harmonieux des équipes pédagogiques mobilisées autour d’un projet d’établissement qui en toute logique doit être élaboré par l’ensemble des personnels.
De ce point de vue, les personnels de direction sont pris en tenaille. Ils et elles sont souvent sommé.es d’appliquer une politique pour laquelle ils et elles n’ont pas forcément été consulté.es. La tentative de passage en force du « choc des savoirs » (instauration de groupes de niveau au collège, éclatement du groupe classe, transformation du DNB en examen favorisant le tri social entre le lycée général d’une part et l’apprentissage d’autre part…) a mis en évidence les contradictions de cette conception managériale.
Alors à qui se fier ? Au Premier Ministre, à la Ministre de l’Éducation Nationale ou aux CE et personnels présents sur le terrain éducatif ?
Le plus simple pour répondre à cette question est de rencontrer les principaux concernés, du moins l’un d’entre eux, Rodrigue Coutouly, principal du collège Jacques Prévert (classé REP+) dans le 13ème arrondissement de Marseille, ancien instituteur, ancien professeur d’histoire-géographie, ex-proviseur vie scolaire et conseiller du Recteur de l’académie d’Aix-Marseille.
« J’ai passé la plus grande partie de mon activité professionnelle dans les quartiers nord de Marseille, je m’y sens utile, je sais pour quelles raisons je me lève le matin. C’est à ma manière un engagement militant auprès d’une population en grande difficulté sociale. »
Le collège Jacques Prévert est situé au cœur de la cité Frais-Vallon une des plus importantes de Marseille avec ses 4500 habitants. C’est un très gros collège REP+ de 650 élèves qui a la particularité de proposer tous les dispositifs existant destinés aux élèves en difficulté (classes Passerelle, UPE2A, ULIS, Atelier relais et Micro-collège). C’est un établissement où le climat est « apaisé » au regard des conditions sociales, un établissement qui sanctionne peu et surtout qui ne perd pas d’élèves en cours de scolarité. Il permet pour un public en difficulté la réussite et la poursuite d’études.
« Quand l’état donne les moyens à un établissement d’avoir tous ces types de formation et tous ces personnels qualifiés (y compris des éducateurs qui travaillent dans le collège), il obtient des résultats intéressants et répond à l’ensemble des demandes éducatives. […] Cela peut aller jusqu’à sortir de la classe un élève en souffrance et lui permettre de se reconstruire dans l’établissement en faisant d’autres activités comme du jardinage, de la poterie, du yoga… L’objectif étant évidemment de le remobiliser, de l’aider à reprendre rapidement les cours. »
Les CE devraient être avant tout des organisateurs et des facilitateurs de la vie collective de l’établissement ayant pour objectif la mise en œuvre des meilleures conditions possibles d’apprentissage pour les élèves et des meilleures conditions de travail pour les personnels. Pourtant, leur pratique professionnelle n’a pas évolué dans ce sens. Elle est fortement influencée par la conception du « Nouveau Management Public » qui incite à établir un lien de subordination entre les agents, inspiré du fonctionnement du secteur privé. Cette conception du management provenant des théories et pratiques anglo-saxonnes repose sur l’idée que les fonctionnaires sont forcément peu « rentables » et peu motivé.es car trop autonomes. Il convient alors introduire dans les services des éléments de concurrence et d’autorité.
C’est le sens donné par le Ministère au « Pacte enseignant » par exemple : les missions sont découpées en tranches (en briques disent les technocrates de la rue de Grenelle) et différenciées selon un concept de missions complémentaires qu’il conviendrait de contractualiser. Cette méthode est censée apporter plus de « productivité » dans un système considéré comme inefficace. La conséquence est le renforcement du pouvoir local et l’instauration d’une culture du chiffre, de l’évaluation permanente, du classement des établissements selon des résultats obtenus à partir de critères considérés comme « objectifs » – taux de remplacement, taux de passage en classe supérieure, taux de réussite aux examens – critères qui ne prennent pas en compte la dimension sociale de l’enseignement. Près des trois quarts de la profession, malgré la faiblesse de ses revenus, a refusé d’adhérer à ce dispositif.
Cette conception du service entraîne un décalage entre la réalité vue par l’institution et celle du terrain. D’autant plus que les choix du ministère évoluent de plus en plus vers une autonomisation des établissements et une déréglementation du pouvoir des CE, qui dans la doxa néo-libérale, doivent devenir de véritables patrons, pouvant à terme nommer et recruter les personnels. Voilà le rêve éveillé des hauts fonctionnaires du Ministère de l’Éducation Nationale et de nos dirigeants. Il s’agit tout simplement d’en finir avec le statut, fondé sur un fonctionnement transparent, pour créer un lien de dépendance entre les personnels et l’encadrement. Encadrement qui deviendrait ainsi gestionnaire de la carrière et de la rémunération des fonctionnaires placés sous son autorité. Il s’agit alors de passer du droit au contrat. Les annonces du Président de la République – sans effet pour l’instant – de ne plus recruter les enseignants sur concours vont tout à fait dans ce sens.
Pourtant personne au Ministère n’a évalué le bien fondé et l’efficacité de ces théories au regard du fonctionnement du service public.
Quel est alors le métier de chef d’établissement ?
Faire fonctionner au mieux les établissements scolaires et être le représentant de l’état auprès des élèves, des familles et des personnels peut paraître une gageure voire un résultat impossible à atteindre dans certaines conditions. En tout cas, cela demande aux principaux.ales concerné.es un exercice permanent d’équilibre.
Les multiples prises de positions publiques de Chefs d’établissement, de leurs syndicats contre les politiques menées par la haute hiérarchie étaient jusqu’à présent plutôt rares ; aujourd’hui elles sont monnaie courante et illustrent le degré de crise, la contradiction entre un attachement fort à l’école publique et la nature souvent contradictoire des directives que ces personnels sont censés appliquer. Elles illustrent la distance qui s’est créée entre les corps intermédiaires et le pouvoir politique. Elles sont aussi la conséquence du mépris que celui-ci a à l’égard de tous les personnels, personnels de direction compris.
« La loyauté à l’institution et donc à l’état est un concept crucial que l’on nous apprend dans nos formations institutionnelles. Aujourd’hui nous ne pouvons plus faire correctement ce métier, notamment en REP+, si en parallèle, nous ne sommes pas les animateurs et les garants d’un fonctionnement serein de la communauté éducative. Si le CE se contente d’appliquer des consignes verticales totalement inadaptées, ses équipes seront mises sous tension, la cohésion recherchée ne sera pas au rendez-vous et le système ne pourra pas bien fonctionner. En permanence nous devons faire des choix et parfois nous sommes amenés à tordre le cadre pour l’adapter aux réalités que nous rencontrons ».
Dédramatiser la question du rapport avec l’environnement social.
Un tel établissement ne peut réussir qu’en se positionnant sur une problématique de co-éducation avec les familles.
« Quand un enfant est en difficulté et perd pied, nous nous mettons autour d’une table avec les parents pour parler de l’enfant et de l’élève, en restant chacun à sa place et en cherchant ensemble des solutions […] Si l’on veut que les jeunes croient au fonctionnement démocratique de la société française, il faut faire en sorte qu’ils soient, à leur échelle qui est celle de l’école, dans une relation de confiance avec une institution qui doit fonctionner de façon démocratique et doit les respecter. »
Il existe au sein d’un établissement des outils permettant de mettre en œuvre cette « micro-société démocratique » tels que le Conseil de la Vie Collégienne ou autres lieux de parole. Considérer que chaque problème abordé par les élèves constituerait un danger venant de l’extérieur ne conduit qu’à générer des situations anxiogènes. Dans ce cas-là, celles-ci sont en conséquence tranchées de façon abrupte et parfois violente. C’est à ce moment-là que le concept de laïcité se retourne contre lui-même et ne permet plus ce « vivre ensemble » indispensable au bon fonctionnement de l’établissement.
Se prémunir des phénomènes de violence sans leur accorder plus d’importance qu’ils n’en ont.
Cette violence existe certes, et en particulier à Marseille ; et il serait fou de la nier. Mais…
« Quand on écoute les médias on a l’impression que l’école est à feu et à sang, en particulier en REP+. Ce n’est pas ce qui se passe dans la réalité. Il ne faut pas considérer que les situations dramatiques qui ont défrayé la chronique ces dernières semaines soient représentatives de ce qui se passe dans les établissements. On n’interroge jamais ce qui fonctionne. On s’intéresse aux trains qui arrivent en retard, jamais à ceux qui arrivent à l’heure. Et ce sont ceux-là qui sont de loin, de très loin, les plus nombreux ».
Les statistiques, les travaux des chercheurs en attestent, contrairement au discours politique dominant. Le phénomène de violence est très circonscrit à certains segments comme le trafic de drogue par exemple. Il ne s’agit pas d’une perte généralisée des valeurs qui font société, mais de l’utilisation d’une violence mafieuse visant à éliminer la concurrence, à protéger le commerce. C’est en fait un problème lié au chômage de masse et au développement d’une économie parallèle et à la régulation d’un marché. Ce n’est surtout pas un problème lié à une jeunesse qui serait dans sa globalité en déshérence.
Néanmoins dans ce contexte la cohésion des personnels est très importante, elle est vécue par les familles contre une preuve de sérieux quant à l’instauration d’un climat serein dans l’établissement. L’autorité de l’enseignant en sort renforcée pourvu qu’elle soit une autorité bienveillante.
La mise en application à la rentrée prochaine des groupes de niveau est un cas d’école éclairant.
Comment est-il possible de mettre en place une politique dans une institution quand 90 % des personnels sont en désaccord ?
D’autant plus qu’une telle mesure prend à rebours toute la conception égalitaire du service public d’éducation. Elle organise de fait un tri social en séparant les élèves selon des critères soi-disant pédagogiques mais qui sont surtout des critères sociaux. La séparation existait déjà, quand la ségrégation scolaire recopiait la ségrégation sociale et spatiale. Elle s’approfondit un peu plus avec ce type de dispositif au sein d’un même groupe d’élèves issus du même groupe social.
« Le choix que nous avons fait collectivement à Prévert en nous appuyant sur une certaine interprétation des textes qui sont eux-mêmes le résultat de batailles internes à l’institution, a été de considérer que le besoin premier des élèves était d’être dans leur classe de référence. Ils y feront du français et des mathématiques. Il y aura ponctuellement des groupes de besoin. Les ministres et leur cabinet – fort du sentiment de détenir la vérité – considèrent que depuis leur bureau, ils peuvent imposer une même organisation à tous les établissements de France […] Cette régression nous mène droit dans le mur. Les gens sont obligés de rentrer dans une logique de désobéissance pour permettre aux équipes de terrain de faire convenablement leur métier ».
Comment faire ?
Nous nous heurtons là à un problème majeur dans le fonctionnement de l’institution : la culture de la verticalité et les consignes descendantes, somment le fonctionnaire, quelle que soit sa position, à être dans une position d’obéissance et de servitude. C’est en changeant ce mode de management que l’on pourra changer le fonctionnement de l’école, y insuffler une démocratie interne indispensable. Un tel apaisement permettrait d’éviter la double confrontation « Obéir et/ou Servir ». Servir qui ? Le pouvoir politique ? Ou les usagers en attente de perspectives pour l’avenir de leurs enfants ?
« Nous sommes considérés en permanence comme des êtres inefficaces, alors que les gens sont admirables quand on leur fait confiance, quand on les considère comme des majeurs. Mon boulot de Chef d’établissement, c’est d’accompagner mes équipes et de leur dire « Allez-y ». Dans le contexte actuel, ma première mission est d’assurer un cadre où les gens sont bien dans leur travail. »
Pour écouter l’intégralité de son entretien, CLIQUER ICI
Alain Barlatier
barlalain@gmail.com