Après « Ma-Ama » en 2019, remarqué et inspiré de souvenirs d’enfance, Dominic Sangma, jeune cinéaste indien, diplômé du Satyajit Ray Film and Television Institute, revient dans son village natal au nord-est de l’Inde et poursuit, avec son deuxième long métrage « Rapture » , présenté en Première mondiale au dernier Festival de Locarno, une exploration intime singulière. A partir d’un scénario nourri de sa propre expérience, l’auteur nous plonge dans le quotidien de Kasan, un petit garçon de 10 ans, atteint de ‘cécité nocturne’ et double du réalisateur, vivant dans une communauté villageoise du Meghalaya, où plusieurs disparitions mystérieuses survenues la nuit sèment le trouble. Phénomène surnaturel pour les uns, présage d’apocalypse pour le prédicateur de service, kidnappings perpétrés par des étrangers pour d’autres…Rumeurs, interprétations fantasques et croyances religieuses, préjugés se mêlent au cœur des ténèbres chez les adultes déboussolés, progressivement gagnés par une sorte de délire collectif, même si certains n’en pensent pas moins. Entre fable sociale et ‘film noir’, un drôle d’objet cinématographique empreint d’une poésie fascinante.
L’enfant hanté par la peur, écartelé entre ses rêves et sa soif de savoir, devient notre guide paradoxal dans la nuit de la forêt pour en décrypter, à la lueur des torches, des lampions et des caprices de la lune, les signes dangereux et les profondeurs insondables.
Magnifique occasion de découvrir un pan méconnu de la société indienne grâce à cette fiction d’une inquiétante étrangeté au bord du fantastique, alors que le 77ème Festival de Cannes célèbre, à travers 7 films présents dans chaque sélection, des hommages et rétrospectives, la richesse culturelle et la diversité formelle du cinéma indien, premier producteur de films au monde.
Kasan, déroutant passeur dans les profondeurs de la nuit
Bien difficile, dans cette forêt d’arbres plongés dans le noir, de comprendre à quelle activité se livrent les habitants des lieux, seulement éclairés dans leurs déplacements par des bougies et leurs lueurs vacillantes. Nous décelons au bout de quelque temps ce qui ressemble au ramassage de cigales (à la carapace luisante par intermittence). Une pratique habituelle, partagée à première vue par toutes les générations sans crainte ni discorde.
Pourtant, peu à peu, la tension se diffuse parmi les villageois. Un jeune a disparu nuitamment sans laisser de traces. Et la diffusion de cette nouvelle inquiétante se répand insidieusement en transformant progressivement les comportements et les esprits, et le paysage environnant.
Comme le signale la phrase placée en exergue (‘soit c’est la nuit, soit on n’a pas besoin de lumière’), le village, cadré dans les miroitements ténébreux d’une profondeur de champ et de plans fixes alternant avec des travellings latéraux (directeur de la photographie : Tojo Xavier), perd ses contours discernables au fil de la montée de l’irrationnel face à l’angoisse des disparitions supposées.
Kasan (Torikhu A.Sangma), en dépit de son handicap visuel, navigue entre la peur qui le hante, la nuit surtout même en rêve (au point de pénétrer en ouvrant une porte dans le royaume des morts et de comprendre que le cercueil en construction dans la réalité du jour lui est destiné, croit-il à son réveil…) et le souci obstiné de comprendre ce que les étranges comportements des adultes signifient.
A charge pour lui, au prisme de son regard et de celui du cinéaste, de traverser les apparences et d’approcher des mystères qui le dépassent.
Plongée fantastique dans la pénombre des âmes
Dans la communauté villageoise, travaillée par des croyances diverses (de la mémoire du chamanisme à la foi indigène et à l’influence encore prégnante du christianisme apporté par les missionnaires européens, une situation minoritaire propre à la tribu Garo et exceptionnelle en Inde, selon le réalisateur), les hypothèses les plus folles se télescopent, attisées par un prédicateur exalté aux prophéties apocalyptiques et des représentants du pouvoir aux intentions ‘visibles’.
L’obscurité tombe sur les esprits malléables, failles intimes et crapuleries en tous genres se manifestent dans les méandres de la nuit.
Comment Kasan parvient-il à transcender la peur qui l’habite alors qu’il assiste au ‘lynchage’ d’un ‘étranger’, supposé voleur d’enfants, par des villageois déchaînés ?
Même si le récit prend en charge la critique sociale des représentants des forces de l’ordre (religieux, politique…), et met en évidence la capacité de nuisance des préjugés et de la peur de l’autre comme facteurs de destruction d’une communauté humaine, la mise en scène et sa composition picturale autour des mille et une nuances de la nuit zébrée de lueurs éparses restituent l’épaisseur des strates composant la mémoire, les songes et les éclairs de conscience du jeune héros de « Rapture ». Et Dominic Sangma parvient, par sa maîtrise de l’art filmique, à transformer les ‘morceaux indépendants de matière noire’ gravés dans son inconscient d’enfant en une expérience cinématographique et humaine d’une sombre beauté.
Alors, la nuit de « Rapture » nous appartient.
Samra Bonvoisin
« Rapture », film de Dominic Sangma-sortie le 15 mai 2024
Sélections de Festivals : Locarno, Les Trois Continents, Busan