Christian Deligne propose aux lecteurs et lectrices du Café pédagogique une étude comparative du programme de français de 2015 et des projets de programme 2024. « En lisant successivement les programmes de 2015 et le projet de 2024, j’ai été frappé le changement de société imposé » écrit-il. « Mes formations de professeur de Sciences Naturelles, puis de permanent d’ATD Quart-Monde, puis d’instituteur Freinet et enfin d’animateur de groupe Balint enseignant dans l’AGSAS ont guidé mon analyse. Il m’a semblé qu’il suffit de juxtaposer les deux textes pour que la vérité saute aux yeux, pas besoin de grandiloquence ».
Le domaine du projet de 2024 étant plus restreint, j’ai axé la comparaison sur les préambules et sur l’évaluation, propos généraux qui mettent en lumière les principes des rédacteurs. Le troisième paragraphe de cet article met la lumière sur le pronom “Je”, emblématique de l’absence de réflexion sur l’émergence du Sujet pensant dans les programmes de français de 2024. Or, qu’est-ce que l’apprentissage d’une langue si elle n’incite pas chacun à avoir ses propres idées ?
La lecture successive et attentive des programmes de cycle 1 de 2015 et de ceux des projets de programme de 2024 permet de mesurer le changement d’activité des élèves et donc de métier de professeur·e voulu par ce gouvernement. Les programmes de 2015 sont centrés sur le développement et l’apprentissage de l’enfant par le milieu riche créé par l’enseignant·e et par l’analyse des situations à l’aide de l’adulte, ceux de 2024 sur l’instruction et l’enseignement.
Préambules
Là où le préambule de 2015 dessinait « une école qui s’adapte aux jeunes enfants en accueillant les enfants et leurs parents, …en tenant compte du développement de l’enfant, en pratiquant une évaluation positive, …où les enfants vont apprendre ensemble et vivre ensemble en comprenant la fonction de l’école, en se construisant comme personne singulière au sein d’un groupe. », celui des projets de programme de 2024 n’étant pas structuré par des titres de paragraphe, chacun doit en trouver les lignes directrices ! « L’instruction obligatoire… permet l’acquisition des premiers savoirs fondamentaux, prédictifs de leur réussite à l’entrée au cours préparatoire… les premiers apprentissages dispensés à l’école maternelle sont cruciaux, car les capacités cérébrales d’un enfant entre trois et six ans lui permettent d’apprendre vite et beaucoup. …Ce programme répond au premier objectif de l’école maternelle qui porte sur la compréhension et l’usage de la langue française …».
Sorti, le lien avec les parents.
Sorties, la recherche sur le développement des enfants et l’idée démocratique que « l’école engage l’enfant à avoir confiance dans son propre pouvoir d’agir et de penser », place à quelques neuroscientistes, ceux qui oublient que le corps et le cerveau fonctionnent comme un tout, que mémoire et émotions sont intimement liées, ceux qui ignorent que les émotions peuvent être un carburant pour la classe si elles ne sont pas ignorées ou étouffées mais élaborées. Généralisation abusive de quelques expériences de laboratoire, auraient jugé mes professeurs d’épistémologie à Orsay !
Sortie, toute trace de « vivre et apprendre ensemble », l’enfant est programmé pour être individualiste. Place aux bagarres pour être dans le groupe des chouchous, aux plaintes, aux harcèlements !
Évaluation
Là où en 2015 (p 3-4) « L’évaluation positive constitue un outil de régulation dans l’activité professionnelle des enseignants ; elle n’est pas un instrument de prédiction ni de sélection… Les enseignants construisent des ressources et des outils communs afin de faire vivre aux enfants cette progressivité. », (en se rappelant le préambule du programme qui insiste sur apprendre et vivre ensemble), en 2024 (p 4) « L’évaluation des acquis des élèves… doit conduire… notamment à la mise en place de petits groupes de compétences… ». Ici, aucune trace du vivre ensemble !
Oui, vous lisez bien, apprendre et vivre ensemble sont remplacés par des petits groupes de compétences acquises, donc par niveau ! Or, pour se socialiser, l’enfant a besoin d’être reconnu dans sa singularité, ce que soulignaient les programmes de 2015. Maintenant, le choix de la démocratie est remplacé par le choix du toujours plus en entre-soi. Toute une politique est résumée !
Un exemple significatif : Moi, je !
Dans les projets de programme 2024 : « Développer sa syntaxe : La syntaxe est la première marche qui précède l’organisation des idées… l’élève va développer sa syntaxe orale en étant guidé par le professeur pour diversifier les pronoms qu’il emploie… Points de vigilance : …La démarche d’enseignement du langage doit être structurée et guidée par le professeur…
Exemple : Entre 3 et 4 ans : les pronoms il-elle/ils/elles…, plus tard dans l’année, le pronom je… »
Or, toutes les études sur le développement psychologique des enfants et même la simple observation montrent qu’il est impossible d’enseigner à un enfant l’usage du pronom Je ! S’affirmer « Moi JE » est le résultat d’un long processus de développement. L’accueil empathique, le respect du corps et de la personne, la reconnaissance des initiatives de l’enfant dans ses rencontres et dans ses jeux, la reconnaissance de sa valeur permettent à l’enfant de, petit à petit, prendre conscience de l’effet de ses actes, de sa personne et de se distinguer des autres, de se vivre comme un tout. La syntaxe n’est pas la première marche qui précède l’organisation des idées ! La syntaxe, notamment du « Je » est la conséquence d’une construction psychique qui requiert l’être entier. Elle n’en est pas sa cause.
Or, l’enseignement de la phonologie et de la syntaxe était déjà présent dans les programmes de 2015 (p 8). Pourquoi donc écrire de nouveaux programmes si c’est simplement pour les détailler ? L’objectif est tout autre ! Il est un changement profond de finalité de la maternelle française ! Tout cela en quelques semaines…
D’une école émancipatrice, centrée sur le vivre et apprendre ensemble, qui engage chaque enfant à avoir confiance dans son propre pouvoir d’agir et de penser, prélude indispensable à des citoyens éclairés, le programme de 2024 la fait devenir techniciste, organisée pour enseigner les notions le plus précocement dans la vie de l’enfant, en séparant la classe par petits groupes de niveau, sans aucune vision de la cohésion de la classe ni de l’apprentissage de la démocratie qui forme les citoyens de demain.
Christian Deligne