Le 13 mars dernier, Mireille Brigaudiot, spécialiste du langage, s’inquiétait déjà du projet de réforme des programmes de cycle 1 qui se profilait dans la lettre de projet du CSEN. « On peut dire que rien n’est maîtrisé en matière de langage en fin de maternelle », écrivait-elle alors. « C’est de progrès vers une maîtrise dont il s’agit. Au diable les repères de progression sur trois années par classes d’âge, au diable les attendus de fin de cycle, surtout s’ils sont calés sur les évaluations nationales de CP ». Une inquiétude confirmée par la publication récente des projets de programmes. Des programmes qui dénotent « une conception des enfants et de leurs manières d’acquérir le langage qui vient d’une autre planète ». Elle signe cette tribune.
On n’a jamais vu un enfant qui apprenait à parler en « diversifiant les pronoms » qu’il emploie. On n’a jamais vu un enfant de 3 ans qui pouvait répéter «pouce/pouf». Et on n’a jamais vu de maîtresse-maître de maternelle qui vérifiait les connaissances préalablement «introduites» pour pouvoir passer aux suivantes.
Voilà l’aspect le plus effarant de ce projet : une conception des enfants et de leurs manières d’acquérir le langage qui vient d’une autre planète. Car sur terre, on sait depuis longtemps que les enfants sont, par définition, dotés d’un fonctionnement intelligent qui leur permet d’acquérir (et non d’apprendre) cette activité non-consciente qui s’appelle le langage. Je renvoie à 2 extraits de textes ci-dessous pour illustration.
La totalité des projets français-maths renvoie à une conception caricaturale du métier : tout est dans «l’emploi du temps, la régularité, la récurrence, la cadence, le réemploi», dans des séquences qui ont l’air de venir plus d’un laboratoire que d’une classe, avec une attente de réussite, un protocole d’entraînement, des évaluations, une réitération si besoin, une vérification d’emploi. Bref, on ne risque pas d’embaucher plus d’enseignants en leur demandant un tel travail.
Pourtant, on aurait pu s’attendre à voir approfondie la question du langage des enfants. Celui qui nous étonne, tant ils le travaillent sous toutes ses formes, en produisant du sens, en imitant des intonations, en utilisant des formules dont ils ignorent la signification, et même en inventant des mots et des expressions. On aurait pu lire dans ce texte que des recherches récentes situent vers 4 ans un changement chez les enfants. Alors que jusqu’alors ils focalisent leurs propos sur leurs besoins, leurs envies ou leurs émotions, les voici qui ressentent le pouvoir que leur donne le langage. Ils peuvent faire une blague, ils peuvent mentir, ils peuvent même s’auto-reprendre dans leur énonciation («i me faut des chevals, des, des chevaux»). Ce n’est donc que dans le courant de la MS qu’on peut attirer leur attention sur l’activité langagière elle-même ou sur des éléments de langue. Avant, ça ne les intéresse pas. Heureusement pour eux…
On aurait aussi pu s’attendre à trouver quelques conseils essentiels qui permettent de ne pas aggraver les écarts socioculturels dès la maternelle : éviter de démarrer une séquence par une question de type « est-ce que quelqu’un sait… ? », choisir des projets de vie dans lesquels les enfants se retrouvent, s’expriment et réfléchissent, constituer des petits groupes de parole pour les enfants qui ont besoin d’une relation rapprochée, autour d’un jeu, d’un problème à résoudre, d’un livre, etc.
Enfin, on aurait aimé trouver une mise à jour de nos connaissances sur le précieux rôle des « feed-backs » dans l’oral. Puisque les recherches montrent qu’il en existe des bons, des mauvais et des catastrophiques. Et devant un essai langagier d’enfant, j’ai cru reconnaître dans le projet un reste de l’attitude V.I.P. que j’ai inventée avec des maîtresses et dont on sait les effets positifs. Sauf que dans ce texte, si V veut bien dire « valoriser », le I d’interpréter est absent alors que pour moi c’est le moment où un adulte montre à un enfant l’exploit dont il est capable. Quant à P, il signifie bien « poser un écart », mais, dans le texte, il sert à montrer son incompétence à l’enfant-auteur. Quel désastre.
Pour l’écrit, il aurait suffi que le groupe de rédaction se cale sur les très nombreux travaux de « littératie émergente », car maintenant, ces connaissances sont partagées au plan international (notamment USA, GB et Australie). J’ai cru que c’était le cas quand j’ai vu les titres des paragraphes « Passer de l’oral à l’écrit ». Mais là non plus il n’y a pas de cohérence. Dès la PS les enfants sont entraînés à de la reconnaissance visuelle de formes écrites (le prénom, puis ses lettres épelées, puis les lettres de mots dans les trois graphies) et on cherche désespérément où est le principe alphabétique dans tout ça. Pourtant, les enseignants savent qu’écrire quelque chose devant les enfants, en décomposant la chaîne sonore du mot qu’ils viennent de prononcer puis en choisissant les lettres correspondantes est l’activité la plus décisive en maternelle. Les enfants découvrent alors le principe alphabétique qu’ils vont utiliser, à leur tour, en tentant d’écrire à partir de l’oral. Pour eux c’est vital.
À partir de 2000, les recherches montrent clairement que seuls les usages sociaux de l’écrit, à condition qu’ils soient éclairés par les explications des adultes, permettent aux enfants de découvrir la clé du mystère : les signes écrits « valent » du langage oral par le biais d’un symbolisme abstrait (les lettres sont des symboles abstraits, mais aussi les paragraphes, les majuscules, les guillemets, etc). Certains auteurs font la différence entre les aspects « externes » de l‘écrit, faciles à imiter par les jeunes enfants, mais qui ne les renseignent en rien sur sa fonction symbolique, par opposition aux aspects « conceptuels » de l’écrit. C’est en voyant des adultes « dire quelque chose » en choisissant d’écrire, et atteindre quand même le but qui est de toucher un destinataire, que les enfants « conceptualisent » l’écrit. Ils montrent leur découverte de cette incroyable fonction en essayant d’écrire eux-mêmes, beaucoup, et comme ils peuvent. Voilà la plus belle des évaluations. On appelle ça la « fonction » de l’écrit dans les programmes précédents, ce qui est à distinguer des fonctions des discours écrits (au pluriel) tels qu’ils apparaissent dans le projet (une recette, un mot aux parents, etc). Ces derniers sont encore compris comme un « je te montre – tu nommes ».
Espérons que les enfants échappent à tout le salmigondis de ce projet, surtout ceux qui ont tant besoin de l’école maternelle parce qu’ils n’ont pas l’école à la maison…
Mireille Brigaudiot
Voici 2 citations qu’un siècle sépare. Elles disent presque la même chose.
Extrait de la traduction de Thought and Language, L.S. Vygotski : « le processus de développement des concepts ou des significations de mots exige le développement de toute une série de fonctions (l’attention volontaire, la mémoire logique, l’abstraction, la comparaison et la distinction) et tous ces processus psychiques très complexes ne peuvent être simplement appris et assimilés. C’est pourquoi sous l’angle théorique aucun doute n’est vraiment permis : la thèse selon laquelle l’enfant acquiert dans le processus d’apprentissage scolaire les concepts tout prêts et les assimile comme on assimile n’importe quelle habileté intellectuelle est totalement dénuée de fondement ».
Extrait du Rapport National Research Council (U.S.). Committee on Early Childhood Pedagogy, 2001 : « Children develop ideas and concepts at very young ages that help them make sense of their worlds. Learning is not the transfer of new information into an empty receptacle ; it is the building of new understandings by the child on the foundation of existing uderstandings. »
Traduction : Les enfants développent des idées et des concepts très tôt et c’est ce qui leur permet de donner du sens aux mondes qui les entourent. Apprendre n’est pas le transfert d’une nouvelle information dans un réceptacle vide ; c’est la construction de nouvelles compréhensions qui prennent place sur les fondements des compréhensions précédentes.