Le 5 décembre dernier, Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation nationale, annonçait la révision des programmes. Il y a quelques jours, le Conseil supérieur des programmes a publié les projets de cycle 1 et 2 en mathématiques et français. Dans cet entretien qu’il accorde au Café pédagogique, Alain Boissinot, ancien directeur général de l’enseignement scolaire, rappelle l’enjeu politique de tels changements. « L’École est non seulement un sujet, mais surtout un projet politique », explique-t-il. « Reconnaître la dimension politique de l’école ne devrait pas consister à laisser libre cours à toutes les pulsions politiciennes. Or beaucoup semblent de nos jours mus davantage par des visées électoralistes que par la volonté de faire vivre le contrat social. Ils se contentent de ressasser des lieux communs souvent bien contestables : par exemple, l’enseignement de l’histoire aurait abandonné la chronologie, alors que celle-ci est parcourue trois fois par les élèves au cours de leur scolarité… ». Pour l’ancien recteur, « S’il est un domaine qu’il faudrait protéger des vagabondages du court terme, c’est bien celui des programmes d’enseignement ».
Dès la rentrée prochaine, de nouveaux programmes seront appliqués. Comment expliquer que, bien souvent, les programmes changent au rythme de l’alternance politique ?
L’instabilité des programmes est un phénomène qui n’a cessé de s’accélérer depuis vingt ans. Ce n’est même pas une question d’alternance politique. Chaque nouveau ministre, interpellé sur les résultats jugés décevants de l’école française, semble croire qu’un changement de programmes résoudra le problème. En ce domaine comme dans beaucoup d’autres, on vit dans le court terme, mais c’est ici particulièrement délétère. Les programmes ont besoin de vivre dans la durée. Il faut le temps de les concevoir en associant toutes les parties intéressées, y compris les enseignants eux-mêmes, de se les approprier, de les tester et de les améliorer au besoin – mais non de les remplacer sans cesse, d’élaborer les outils nécessaires. Agir dans la précipitation est totalement contre-productif.
Un effort avait été fait entre 1995 et 2005 pour concevoir des procédures plus saines. Jack Lang en avait présenté les principes dans un discours au Collège de France (29 novembre 2000), en reprenant notamment plusieurs propositions du rapport fondateur de Pierre Bourdieu et François Gros (mars 1989). En 2014, le Conseil supérieur des programmes créé par Vincent Peillon s’inscrivit dans cette lignée, en publiant une « charte des programmes ». Malheureusement, le sentiment d’une supposée urgence a balayé depuis ces efforts, et la remise en cause incessante de programmes à peine publiés a généré confusion et démobilisation.
En France, l’École est un sujet éminemment politique. Est-il possible de penser autrement l’éducation ?
En France tout particulièrement, et depuis la Révolution, le projet d’éducation est lié indissolublement à l’ambition républicaine. Il faut relire notamment Condorcet : former un élève, c’est former un citoyen, c’est-à-dire lui donner les compétences nécessaires pour participer à l’élaboration de la loi, sans quoi il ne peut être vraiment libre. L’École est donc non seulement un sujet, mais surtout un projet politique. De ce point de vue, il est normal que l’on mentionne si souvent aujourd’hui, à propos de l’école, son rôle dans la transmission des valeurs républicaines. Mais les invoquer ainsi sans cesse, n’est-ce pas avouer qu’elles ne vont plus de soi et donner la mesure de nos doutes ?
D’autre part, reconnaître la dimension politique de l’école ne devrait pas consister à laisser libre cours à toutes les pulsions politiciennes. Or beaucoup semblent de nos jours mus davantage par des visées électoralistes que par la volonté de faire vivre le contrat social. Ils se contentent de ressasser des lieux communs souvent bien contestables : par exemple, l’enseignement de l’histoire aurait abandonné la chronologie, alors que celle-ci est parcourue trois fois par les élèves au cours de leur scolarité…
Certains aujourd’hui imaginent une approche de l’école fondée sur la seule évaluation objective de l’efficacité (« evidence based »). Ce souci de rompre avec des a priori idéologiques peut être compris. Mais pour autant, la mesure de la performance ne constitue pas en soi un projet éducatif ! Notre défi reste donc plus que jamais de faire vivre et de repenser au besoin l’héritage des Lumières.
Qu’est-ce que cela nous dit de la vision de l’École au niveau des décideurs ?
Devant les résultats décevants de la France aux enquêtes internationales, les décideurs politiques veulent afficher des mesures énergiques. Face à la montée du populisme, au scepticisme que tant de citoyens manifestent à l’égard de l’action publique, ils souhaitent montrer que l’action politique permet d’obtenir des résultats. Mais cette volonté, prisonnière des logiques de court terme, peine à s’inscrire dans la durée et finit par multiplier seulement des annonces vibrionnantes.
Proclamer qu’on va refaire les programmes, c’est d’autant plus tentant que ça ne coûte rien. De plus cela s’inscrit dans la tradition centralisatrice de la France, comme si une nouvelle norme nationale allait sans délai modifier les pratiques dans des dizaines de milliers d’écoles et d’établissements… En admettant même que les redéfinitions soient fondées, il est totalement illusoire de croire qu’on va obtenir par ce moyen des progrès rapidement évaluables ! Les vrais leviers sont à chercher du côté de la formation initiale et continue des enseignants, de l’élaboration d’outils adaptés, d’un travail d’appropriation collective, toutes choses qui demandent de la persévérance et de la durée. Ils supposent une approche globale et cohérente qui renvoie à la notion parfois mise en avant de « curriculum ». On cite souvent en exemple des pays comme l’Écosse ou la Finlande, qui ont su travailler en ce sens.
Et comment sont conçus ces programmes ?
La notion même de programme et les dispositifs permettant de les élaborer ont évolué au fil du temps – j’ai tenté d’éclaircir tout cela dans Regards sur l’école, Éditions Canopé. La loi d’orientation de 1989 avait donné la responsabilité en ce domaine à un Conseil national des programmes qui a fonctionné jusqu’en 2005 et qui sut à la fois coordonner les différents acteurs et organiser des consultations. Vincent Peillon reprit ces principes en 2013 en créant un Conseil supérieur des programmes dont le cahier des charges était très riche.
Malheureusement l’usage est devenu depuis extrêmement décevant. Le CSP ne fait que mettre en œuvre des instructions ministérielles, sans pouvoir conduire une vraie réflexion globale et prospective. Il remplit à la commande et à la hâte des cases horaires et disciplinaires définies par la Dgesco. On est loin des ambitions qui avaient été prévues par la loi d’orientation de 2013. Celles-ci, dans une logique curriculaire, consistaient notamment à rechercher une cohérence entre les programmes, les épreuves d’examen, et la formation des enseignants. Surtout, au lieu de produire des programmes au coup par coup, il s’agissait de les inscrire dans une perspective d’ensemble comme celle que définit, pour la scolarité obligatoire, le socle commun.
Cette instabilité met-elle à mal les professions du professorat ?
En ce domaine plus encore que dans d’autres, l’instabilité permanente est en effet délétère. Elle tend à réduire les enseignants au rang d’exécutants d’instructions mouvantes et fragmentées, alors que les renouvellements naissent souvent de leurs initiatives. Pour sortir de cette logique, de nombreuses clarifications seraient nécessaires. Qu’attend-on d’un « programme » ? S’agit-il, selon le sens originel du terme, d’informer parents et élèves sur le contenu du cours à venir, comme quand on distribue le programme d’un spectacle ? S’agit-il d’« instructions officielles » normant et régulant le travail des enseignants ? S’agit-il de définir des objectifs ou de décrire dans le menu les pratiques souhaitées ? S’agit-il d’identifier les connaissances que le maître doit enseigner ou les compétences que l’élève doit acquérir ? Tout cela se mélange trop souvent…
Quelques principes permettraient d’éclairer tous ces sujets, en se souvenant que des programmes n’ont d’efficacité que si ceux qui sont chargés de les mettre en œuvre y adhèrent, et qu’il faut prendre appui sur leur professionnalisme.
Préparer les programmes par un débat et une réflexion d’ensemble associant experts et praticiens et explicitant la cohérence du projet mis en œuvre. Les exemples ne manquent pas, comme la contribution d’Émile Durkheim en 1904 (publiée en 1938 sous le titre L’évolution pédagogique en France) ou plus près de nous les contributions de Pierre Bourdieu et François Gros, d’Edgar Morin ou de Michel Serres.
Définir les programmes en termes suffisamment généraux pour qu’ils soient accessibles à tous, parents notamment, et qu’ils aient une validité suffisamment longue, permettant aux enseignants de se les approprier et de les adapter au besoin. Ils devraient fixer le cadre plus que le détail, définir les finalités plus que les modalités.
Préparer leur publication par des consultations comme celles qui avaient été mises en place il y a deux décennies, évaluer ensuite leur mise en œuvre.
Éviter de les remplacer trop souvent, quitte à les compléter et les nuancer au besoin par des documents pédagogiques ayant statut d’outil et non de prescription. Il s’agirait ainsi de gérer le changement dans les programmes, au lieu de changer sans cesse de programmes.
S’il est un domaine qu’il faudrait protéger des vagabondages du court terme, c’est bien celui des programmes d’enseignement !
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda