Dans sa série sur l’enseignement professionnel, le Café pédagogique vous propose de partager « une tranche de vie » de ce lycée particulier, attaqué de plein fouet par le gouvernement avec la réforme annoncée Aujourd’hui, Marion Dupré nous parle de ses élèves, de ceux qui lui filent entre les doigts, de ceux qui se questionnent…
Mercredi matin à 8h20, après avoir saisi trois identifiants et mots de passe différents pour ouvrir ma session numérique, lancer le navigateur et me connecter à mon compte Pronote, je fais l’appel. Inutile d’énumérer chaque nom, chaque prénom à voix haute, il me suffit d’observer et de cocher. Après vingt ans d’enseignement, ce n’est toujours pas un réflexe. Je dois me forcer, sans quoi, il m’arrive régulièrement d’oublier de faire l’appel.
Ce matin, sur les douze places en atelier, dix élèves sont présents. Célia est malade, elle a quitté l’internat hier et sera absente pour la semaine. Ernesto vient d’arriver, il est en train de s’installer. Je remarque sur l’interface du logiciel que la ligne de Nolan est désormais grisée. Il a démissionné et a quitté le lycée il y a quelques semaines, juste après avoir validé son inscription à l’examen. Jusqu’à hier, il errait encore sur nos pages d’appel. Aujourd’hui, c’est fini.
C’était couru d’avance. Il avait été très absent dès la première année. Il était plus âgé et était arrivé au lycée dans le cadre d’une re-scolarisation, dans une formation en métier d’art, censée le remotiver. Il était très sociable, mais pas vraiment en phase avec ses camarades de classe. Pas facile de revenir en seconde pro quand on a presque dix-huit ans et déjà quitté le lycée une première fois. Malgré tout, il avait développé une relation privilégiée avec Mériem et Esther dont les parcours étaient aussi atypiques. Dans son esprit, Nolan n’avait jamais vraiment été au lycée. Le graphisme, les métiers de l’image l’intéressaient, il avait envie de bien faire mais n’arrivait jamais à concrétiser ce qu’il entreprenait. Il essayait, se lançait. Il n’y croyait pas. Pas la bonne idée, pas le bon geste. Il n’était jamais satisfait. Alors il abandonnait et, pendant plusieurs jours, plusieurs semaines parfois, on ne le voyait plus en classe.
À son arrivée, il avait obtenu une place à l’internat. Il y a plus de demandes que de lits, alors la priorité est donnée aux plus jeunes ou aux plus éloignés. Un vrai casse-tête pour Agnès, notre conseillère principale d’éducation. Il s’agit d’un petit lycée, mais les formations que nous proposons sont rares, alors l’hébergement est souvent un critère déterminant pour ceux qui viennent de loin. La famille de Nolan n’étant pas à côté, il dormait au lycée. Difficile à ce compte de se dérober. Il avait trouvé d’autres moyens de s’absenter. Il fumait. Parfois joint sur joint. Son regard s’en allait et il n’était plus capable de rien. Il vagabondait dans les couloirs et, quand il venait en cours, il dormait. Un soir, l’assistant d’éducation responsable de son étage l’a surpris, joint allumé dans sa chambre d’internat. La réaction a été immédiate : conseil de discipline.
Cette année-là, j’y siégeais. Je ne me souviens d’aucun conseil qui ne soit pas éprouvant, mais celui-ci le fut particulièrement. Ses deux parents étaient présents. Jamais ils ne se sont regardés. Ils étaient en train de se séparer. Son père avait les bras croisés, la bouche, comme l’ensemble du visage, fermés. Quelques regards noirs lancés à son fils. Sa mère était vraiment désolée et n’avait cessé de s’excuser. Pendant l’énoncé des faits et les premiers échanges, Nolan était resté muet. Puis, d’un coup, il s’était effondré. C’était un beau garçon, le teint mat, le regard ténébreux et les cheveux épais. Il était grand et costaud. Devant nos yeux, sous nos paroles, il était anéanti. Il ne savait pas qui il était, ne savait pas ce qu’il faisait, ni pourquoi il le faisait. Il pleurait. Coincé entre son père et sa mère qui ne voulaient surtout pas se tourner l’un vers l’autre, il pleurait. Le verdict était tombé, et encore il pleurait. Sa place d’internat lui était retirée. Il n’avait pas tout perdu ce soir-là puisqu’il échappait à la sanction la plus sévère et restait élève au lycée. En réalité, c’était terminé. Nous pouvions nous douter qu’il n’aurait jamais la volonté pour répéter cent fois les trajets, nous douter qu’avec la place d’internat, c’est sa scolarité qui lui échapperait.
Je ne sais pas combien de fois, durant les mois, les trimestres qui suivaient, Agnès et Olivier, mon collègue d’atelier, qui est aussi professeur principal, ont essayé de le rattraper. Ils l’appelaient, discutaient, lui expliquaient, le motivaient. De temps en temps, Nolan réapparaissait puis, de nouveau, se dérobait.
Pendant l’année de première, il avait fait ses deux périodes de stage dans la même entreprise, à côté de chez lui. Malgré l’absentéisme au lycée, il avait été très sérieux et assidu. Son tuteur lui proposait des tâches techniques, parfois ingrates, celles dont les autres voulaient se débarrasser, mais lui les faisait sans broncher. Nous en avions profité, lui avions expliqué qu’aller jusqu’au bout, passer son diplôme, lui permettrait plus facilement d’être embauché et d’évoluer avec un minimum de sécurité. Le tuteur avait confirmé. Nolan avait accepté et s’était inscrit pour sa dernière année au lycée.
Mais après l’été, les absences ont recommencé. Il est d’abord venu, a travaillé sur quelques projets et de nouveau, il s’est découragé. Il a fini par abandonner.
Quand il a démissionné, la défaite était amère, difficile à digérer après avoir tant de fois essayé. Personne ne sait comment réagir face à un élève qui déprime. Il peut s’agir d’un mal passager ou, comme cette fois, plus profond. La dépression à l’école est un sujet tabou, les enseignants ne sont pas formés, le manque de personnel soignant en milieu scolaire ne permet pas de véritable prise en charge. Désormais, Nolan se retrouve sans assistance. Nous, sans nouvelles. Sa ligne d’appel est grisée.
Dans sa fuite, nous avons eu peur qu’il emporte Esther. Bien que de tempéraments différents, ils ont toujours été proches. C’est d’ailleurs elle qui nous donnait quelques infos quand nous n’arrivions plus à en avoir. C’est une élève brillante mais fragile. Sérieuse, motivée, très cultivée, elle nous a impressionnés pendant les deux premières années. Depuis quelques semaines, depuis l’inscription à l’examen, depuis la démission de Nolan, les absences se multiplient et nous inquiètent…
Ce matin, je suis contente, Esther est en classe. Nous travaillons sur le « book ». Ce dossier permet aux élèves de présenter l’ensemble de leurs travaux graphiques. Ils l’utilisent aussi bien pour l’oral de fin d’année, pour chercher un travail dans leur domaine ou pour leurs différentes candidatures aux études supérieures, qu’elles passent par Parcoursup ou non. Sur une vingtaine de pages A3, que l’on appelle « planches », ils rassemblent différents projets en techniques traditionnelles ou en infographie, réalisés en classe, durant les périodes de formation en milieu professionnel ou à titre personnel. C’est un véritable résumé de leur scolarité, qui leur permet de mesurer le trajet parcouru, de révéler leurs points forts et de défendre leurs intentions.
Pour l’image illustrant sa planche de présentation, Esther hésite entre un travail traditionnel, le premier autoportrait que chacun avait réalisé en entrant dans la formation, et un travail numérique, réalisé sur un logiciel de retouche d’images, à partir de photos des élèves de la classe prises au début de cette année. Le contraste est saisissant. Le premier, travail sur papier, est plutôt sombre, assez romantique et maladroit à la fois. Le second est lumineux. J’avais demandé aux élèves de se mettre en groupe pour éviter le registre du selfie. Nolan, présent ce jour-là, s’était chargé des prises de vues pour Esther et Mériem. Ses clichés sont d’une grande pureté. On reconnaît Esther, petite et menue, les yeux clairs et la peau diaphane. Elle ne regarde pas vraiment l’objectif, mais la lumière s’amuse avec les traits fins de son visage. Elle qui n’est pourtant pas très à l’aise en infographie, en a fait une interprétation brumeuse qui invite à l’introspection et la rêverie. Bien consciente de l’impression plus positive véhiculée par cette représentation, Esther m’explique qu’elle ne souhaite pas renoncer à son premier autoportrait puisqu’il lui correspond également.
Le texte qui accompagnera l’image est déjà rédigé. Nous l’avons corrigé avec Sébastien, leur professeur de français. Elle s’y décrit comme une personne complexée, fragile et en partie brisée par le carcan d’un collège privé élitiste et restrictif. En quête d’assurance et d’indépendance, elle explique trouver l’inspiration dans ses lectures et s’épanouir dans la création artistique. Son texte est riche, très bien écrit, avec des références littéraires appuyées. Le style est doux, mais le récit est rugueux, il lui correspond parfaitement. Je lui suggère donc de l’illustrer avec la seconde image, plus délicate et plus énigmatique. De bon augure pour l’avenir. Elle pourra toujours garder le premier autoportrait pour une autre planche du book et le mettre en vis-à-vis avec d’autres exercices graphiques.
Esther a bien réfléchi aux formations qui l’intéresseraient. Elle a déjà saisi plusieurs vœux sur Parcoursup. Elle nous en parle régulièrement. Je ne peux pas encore consulter sa « fiche Avenir ». J’ai demandé la réinitialisation de mes codes d’accès, je les oublie systématiquement d’une année à l’autre.
Elle ne demande que des formations publiques. Elle hésite entre deux filières, littéraire ou artistique. Elle regarde les universités, les écoles nationales supérieures d’arts plastiques ainsi que les lycées qui proposent des DNMADE (Diplôme National des Métiers d’Art et du Design). Entre le choix des contenus et les modalités de formations, il est parfois difficile de s’y retrouver. Alors il faut maximiser, faire pas mal de vœux pour mettre toutes les chances de son côté.
Parmi ses camarades, plusieurs ont choisi une autre stratégie qui s’est peu à peu développée depuis la mise en place de Parcoursup. Ils s’orientent vers des formations privées. Le niveau général de la classe est plutôt bon. Aucun n’aurait à rougir de son dossier pour tenter d’intégrer une formation. Certains pourraient même rejoindre des écoles réputées, comme quelques rares élèves qui les ont précédés. Mais Parcoursup est anxiogène. Dans le privé, on est plus vite fixé. Avec un acompte – quand les familles peuvent se le permettre ou en souscrivant un crédit, la place est réservée. Ainsi, dès le mois de mars, ces élèves savent où ils seront, ce qu’ils feront à la rentrée. Pour plusieurs milliers d’euros par an dans le supérieur, ils seront rassurés et pourront alors se concentrer sur le baccalauréat ou sur la recherche du job d’été, qui servira en partie à les financer. Pour le plus grand nombre des élèves de France qui demande une orientation dans le public, Parcoursup jouera pleinement son rôle de filtre. Il n’y a pas de place pour tout le monde dans l’enseignement supérieur. C’est là le véritable enjeu politique de ce système d’orientation.
Après Esther, je passe à Kevin. Il préfère « aller bosser dans l’immobilier, il y a plus à palper ». Puis c’est au tour de Nelly. Elle veut être indépendante, faire un métier où elle serait seule à décider, mais ne sait pas tellement comment y arriver. Ernesto m’appelle. Il s’est enfin installé. Il est perdu au milieu de ses piles de papiers. Avec la préparation du bac, la question de l’orientation et la constitution des différents dossiers, la fin d’année devient un véritable parcours du combattant, encore plus lorsque l’on souffre de troubles cognitifs spécifiques affectant la perception, l’attention, la mémoire ou le langage.
Toute la matinée je vais continuer, aller voir les uns, conseiller les autres. M’assurer que leurs dossiers avancent, que leurs projets sont cohérents, que le choix de leurs travaux illustre bien leurs capacités. C’est un travail compliqué. Heureusement, je ne suis pas seule à m’en charger. C’est Olivier qui y consacre le plus de temps. Nous discutons souvent et nous efforçons de ne pas nous contredire. Sébastien, Agnès, Serge ou d’autres collègues interviennent également lorsqu’il le faut.
Au fil du mois de juin, en même temps que les examens, les réponses arrivent. Pour certains, peu nombreux, la formation sélectionnée est très vite validée, pour d’autres il est plus difficile de se décider, il faut encore discuter. Valider ou refuser ? Les listes d’attente sont vertigineuses. La peur de se retrouver sans rien à la rentrée est bien réelle. Et puis, d’un coup, avec l’obtention du bac, ils ne sont plus vraiment nos élèves. Presque adultes, ils s’en vont. Parfois nous les reverrons, aux journées portes ouvertes, à la remise des diplômes ou même à d’autres occasions. Petit à petit, ils retourneront à leur anonymat, mais pour la grande majorité, on ne les oublie pas.
Marion Dupré
Post Scriptum :
Quelques mois après les examens, une autre année a commencé. J’ai de nouveau la classe de terminale. Il y a des élèves très motivés, d’autres en difficultés. Certains ont des besoins particuliers. La plateforme Parcoursup vient d’ouvrir et mes identifiants ont été réinitialisés.
Ce matin, je m’occupe des élèves de premières, ils sont en stage. J’ai programmé plusieurs visites pour en faire le bilan. Le premier élève est un peu loin. Ni l’adresse, ni le nom de l’entreprise ne me sont familiers, pourtant, là où le GPS me conduit, je reconnais. Le feu, la rue, la devanture. Il s’agit de la boutique d’enseigne où Nolan avait fait ses stages. C’est lui qui m’accueille. Il est le tuteur de l’élève que j’évalue aujourd’hui. Il est toujours beau, grand et costaud. À la fois fier et gêné, il m’explique qu’après avoir quitté le lycée, il est venu ici pour dépanner. Il a enchaîné plusieurs missions et le patron l’a rapidement embauché. J’avoue que je n’aurais pas imaginé une telle loyauté. Je suis soulagée.
Étonnant la façon dont parfois les événements se coordonnent. La même semaine, avec Olivier, nous avons reçu un message d’Esther. Elle est en licence Lettres dans une prestigieuse université, la même que sa mère. Ça lui plaît. Elle commence son second semestre. Elle a choisi une option en Histoire de l’art, dans laquelle elle étudie le XXe siècle et la naissance de l’abstraction. Elle nous remercie pour les années passées au lycée et la culture artistique qu’elle y a développée. Esther venait d’un milieu où l’ouverture culturelle et les parcours universitaires sont des trajectoires privilégiées. Lorsqu’elle a dévié, le lycée professionnel lui a permis de se raccrocher. Nous aimerions que ce soit plus souvent le cas, et ce, quel que soit le milieu social d’origine de nos élèves. Son message nous a touchés, nous lui souhaitons de continuer, forte de sa grande sensibilité et de sa ténacité.