Puisque l’égalité entre les hommes et les femmes passe aussi par la visibilisation et la valorisation de l’héritage culturel des femmes, parlons matrimoine et plus particulièrement matrimoine philosophique en cette journée internationale du 8 mars. Car si la philosophie est incarnée par la féminité de la déesse Athéna, la tradition philosophique occidentale s’apparente plutôt à la chasse gardée d’un « boy’s club » très masculin. C’est à cette histoire d’invisibilisation que s’attelle Elodie Pinel dans Moi aussi je pense donc je suis. Car oui, n’en déplaise à Aristote, les femmes pensent et, même si leurs voix ont eu, et ont encore du mal à se faire entendre, les femmes philosophes sont nombreuses. Et leur pensée, qui a souvent dû s’emparer de formes nouvelles, et se développer dans les marges, « éclaire avec force certains débats contemporains »…
Les femmes philosophes sont bien là, et elles ont toujours été là, mais tellement invisibilisées, négligées voire méprisées, qu’on ignore leur existence et minore leur pensée. Pourtant, dès l’antiquité, elles sont là ; la première d’entre elles, Diotime, est même citée par Socrate comme son initiatrice. Mais, exception faite d’Hypathie, rendue célèbre par le film Agora, la plupart d’entre elles nous sont inconnues. Dans un mouvement de visibilisation semblable à celui qui s’est développé pour les écrivaines, on s’efforce depuis quelques années de mettre leur travail à l’honneur, mais dans des publications qui les évoquent au milieu de « penseuses » et insistent davantage sur leur biographie que sur leurs travaux. Restait donc à « se concentrer sur les seules philosophes (…) sous l’angle non seulement de leur vie mais de leur pensée », ce à quoi va s’employer Elodie Pinel. Et il y a de quoi faire ! On ne saurait les citer toutes, car on sort de la lecture édifié.e par leur nombre et la variété de leurs champs de pensée.
Mais force est de constater qu’elles ont eu – et ont encore – bien du mal à entrer en philosophie et à faire entendre leur voix, tant les philosophes hommes leur en ont, le plus souvent, rendu quasi impossible, voire interdit, l’accès, faisant preuve, d’Aristote à Kierkegaard, d’un sexisme stupéfiant. Autre époque dira-t-on ? L’autrice nous invite à interroger cette « lecture charitable » qui consisterait à excuser par le contexte ambiant le male gaze de ces hommes pourtant « censés plus réfléchis et plus éclairés que les autres ». Elle rappelle que tous, à l’instar de Montaigne, ne sont pas tombés dans ces préjugés, et que « l’époque, les mentalités, les idées dominantes d’un temps n’expliquent rien : ceux qui ont cédé à des idées sexistes l’ont fait en pleine conscience et de leur plein gré. ».
Quelques faits édifiants pour témoigner de cette lente progression : Ouverture de l’agrégation masculine de philosophie seulement en 1924 aux femmes, mises de fait en concurrence avec les garçons, aucune agrégation de philosophie féminine n’ayant jamais été créée. Le succès au concours des filles relèvera alors de l’exception consolante ! Un siècle plus tard, en 2020, dans l’enseignement public, seulement 38% de professeur.es de philosophie sont des femmes (en mathématiques, elles ont tout de même réussi à être 44% !), et on n’en compte que 28% en classes préparatoires, belle illustration du plafond de verre ! En 2019, 6 femmes dans les 84 auteur.trices seulement à étudier en classe de philosophie de Terminale – il est vrai qu’en 2003 on n’en comptait qu’une : Arendt – et des notions à étudier qui « permettent peu d’envisager pleinement la pensée de ces femmes au programme ».
Toujours minorées et présentées dans l’ombre des hommes, elles voient très souvent leur légitimité contestée : elles sont filles de (Hypathie, De Staël…), amies, femmes, maitresses de (Du Châtelet, Beauvoir, Arendt…). Comme si l’on cherchait « toujours l’homme derrière la femme ». Toute tentative pour discréditer leur pensée semble bonne à prendre, et la mauvaise foi règne, puisque l’« adoubement d’un disciple par un maitre », ne pose, a contrario, aucun problème, lorsqu’on parle d’hommes : « Là où l’initiation d’un homme par un homologue lui ouvre la reconnaissance de ses compétences philosophiques, celle d’une femme par un homme l’en prive, quand elle n’est pas considérée comme nécessairement suspecte ». De la même manière, se sentant peu légitimes dans la maitrise d’un discours philosophique académique, elles ont souvent eu recours à des formes moins « estampillées philosophiques », comme les discours, les lettres, les formes dialoguées, formes immédiatement rejetées « du côte du manque de sérieux et de consistance », alors qu’elles sont admises et valorisées pour les hommes. Décidément, mauvaise foi, quand tu nous tiens !
Comment alors exister pour « penser quand même » ? Les femmes ont toujours su développer des trésors d’habileté pour entrer subrepticement par les fenêtres lorsqu’on leur ferme les portes, investissant notamment les terrains délaissés par les hommes pour s’exprimer. Ainsi la pensée philosophique des femmes s’est-elle développée « en marge des sentiers battus de la philosophie traditionnelle ». Par le choix de formes nouvelles notamment, comme on vient de le voir ; par le recours, aussi, souvent, à un style plus simple, plus accessible, adoptant, par précaution sans doute, une « posture oratoire prudente », un « éthos de la non-sachante, voire de l’apprenante », rompant ainsi avec la « tendance intellectualiste discutable », souvent associée au discours philosophique, pour proposer des développements conceptuels nouveaux et majeurs, et faire entendre une voix différente et singulière.
Un female gaze philosophique ? En effet, si les femmes ont investi tous les sujets philosophiques, leur marginalisation leur a permis de les aborder souvent sous un angle différent. Parmi les exemples donnés par Elodie Pinel, retenons celui du travail. La question de l’aliénation par le travail, en particulier par le travail domestique, les femmes la connaissent bien ; la relation entre le travail et la liberté, elles qui ont longtemps été soumises à l’autorité de leur conjoint ou de leur père, les femmes la connaissent bien. Elles sont donc particulièrement perspicaces sur la question des mécanismes d’aliénation, là où les philosophes hommes, bien souvent manquent d’expérience, n’ont pas expérimenté ces situations de résignation, se tenant éloignés de la vie active, peu « digne du philosophe ». Sur ces questions, l’autrice rappelle l’apport essentiel des travaux de Simone Weil ou de Flora Tristan, et leur engagement dans une philosophie de l’action, contre « la séduction d’une pensée abstraite ». Car, oui, on peut être philosophe et dans la vie, et oui la philosophie peut être un champ d’action, c’est même ainsi qu’elle peut changer la vie !
Finalement, longtemps empêchées de penser, les femmes ont fait de cet empêchement une force. S’emparant de sujets jugés « habituellement indignes », et proposant des « hypothèses inédites », elles sortent désormais de la marginalité pour devenir « les pionnières d’aujourd’hui » ; occupant les marges, elles se trouvent désormais au centre, interrogeant des questions cruciales du monde contemporain là où « la philosophie traditionnelle est davantage à la peine » : la justice sociale, l’éthique du care, les rapports de domination, le continuum des violences, la question du genre, le rapport au vivant, l’écoféminisme… Toutes questions qui interrogent « notre monde et ses changements » et mériteraient de trouver aussi leur place dans les programmes de lycée, afin que se réinvente un enseignement de la philosophie, stimulant et moins excluant, plus proche des préoccupations d’adultes en devenir…
Claire Berest
Moi aussi je pense donc je suis, Elodie Pinel – Sur le site des éditions Stock