Abandonnons préjugés et idées reçues pour jouir sans retenue de « Daaaaaali ! ». Le 13ème long métrage de Quentin Dupieux n’est pas la dernière pochade d’un potache clamant sur grand écran son admiration pour le célèbre peintre catalan, Salvador Dali ! Il ne s’agit pas davantage d’un ‘biopic’ à la gloire du grand artiste ni d’une promenade documentée au musée revisitant les principaux tableaux du créateur (1904-1989), figure excentrique et emblématique du surréalisme. Cette fois encore, Quentin Dupieux surprend, là où nous ne l’attendons pas. Capable d’imaginer un serial killer tuant par amour des blousons en daim, un duo de garçons un peu simplets transportant une mouche géante dans le coffre de leur voiture ou un couple entrant dans une nouvelle dimension spatio-temporelle à la faveur de leur acquisition d’une maison à la campagne, entre autres œuvres pleines de prodiges tragi-comiques aux conséquences ravageuses, le réalisateur, à l’univers foisonnant et à la production prolifique, nous propose ici un drôle d’objet filmique non identifié.
Dali, personnage insaisissable, mises en abyme et poupées russes
Une comédie extraordinaire inventive, mêlant humour, burlesque, mélancolie, rêve et fantastique, à partir du personnage clownesque construit par Dali lui-même, un personnage insaisissable à mille facettes (incarné à l’écran par cinq grands comédiens différents, Gilles Lellouche, Edouard Baer, Jonathan Cohen, Pio Marmaï et Didier Flamand). Judith (Anaïs Demoustier), renonce à son métier de pharmacienne, pense réaliser son rêve de journaliste : rencontrer le maître. Face caméra son récit du défi, toujours reconduit, nous fait pénétrer par glissements ou ruptures à une vitesse folle dans d’autres réalités insolites.
Des situations, cocasses, burlesques ou inquiétantes, nous embarquent aux lisières du rêve et du fantastique, bousculent nos repères habituels de spectateurs dans l’espace et dans le temps.
Et toujours au centre, la figure changeante du personnage Dali, comme s’il contrôlait au gré de ses caprices narcissiques et de sa soif ostensible de célébrité les ‘événements’ et leurs bifurcations inattendues.
D’emblée, la singularité (et son potentiel d’hilarité) de la proposition de Quentin Dupieux saute aux yeux et enchante. Un enchantement teinté d’inquiétante étrangeté.
Quentin Dupieux, ennemi des passions tristes, cinéaste ‘follement’ libre
La première séquence ‘reproduit’ à sa façon un tableau de Dali du début des années trente intitulé ‘Fontaine nécrophilique coulant d’un piano à queue’, commence sur une plage et nous entendons le bruit de l’eau à sa source. Quelques autres signes, de temps à autre, nous renverront à l’image de Dali en train de peindre des tableaux connus, mais les situations représentées ne manquent pas de piquant même pour les ignorants du travail pictural de l’auteur. Ainsi de ces paysans prenant avec lassitude la pose de façon prolongée (et plainte formulée à voix haute par l’un au grand dam d’un autre)…en plein désert.
La deuxième séquence, sans continuité de montage, nous montre donc la jeune journaliste nous narrant par écran TV interposé sa première expérience d’interview de Dali. L’attente interminable du célèbre invité dans le couloir à la moquette feutrée de couleur fauve d’un hôtel de luxe. Une attente qui n’a de cesse puisque le Dali en question se rapproche de nous en arrivant du fond du dit couloir en une avancée toujours recommencée. A la mesure de la colossale déception qui attend la novice lorsque le futur interviewé découvre qu’il n’y a pas de caméra car l’entretien est destiné à la presse écrite. Ce n’est que le début d’une longue chasse à l’homme au cours de laquelle Judith (et sa quête d’un documentaire avec une caméra, ‘gigantesque’ puis deux et une grosse équipe pour mieux attirer le fanatique de l’exposition médiatique) sera notre seul ‘guide’ dans un monde aux bases mouvantes et aux frontières poreuses. Aussi naviguons-nous entre la passé et l’avenir, la supposée réalité et les fantasmes ; ainsi voyons nous surgir par la baie vitrée, sous le regard effrayé du maître hanté par la mort, la figure d’un vieux Dali décrépi en fauteuil roulant, en une apparition à la fois furtive et récurrente.
Des gags visuels s’accordent à bon escient aux facettes du personnage Dali, comme la conversation téléphonique interrompue par la voix aux accents roulants de l’artiste signalant à son interlocuteur ce qu’il voit : une pluie de chiens morts dégringolant en masse derrière la vitre ; ou l’ensablement prévisible de la splendide décapotable transportant le Dali acteur de son propre documentaire et qui ordonne à sa conductrice de continuer sa route afin qu’il ne fasse pas un pas de trop pour accéder au lieu de tournage sur la plage.
Là où Quentin Dupieux nous embarque de la manière la plus déroutante qui soit, c’est lorsque les frontières entre différents mondes et différents registres son franchies encore et encore au point que nous ne sachions plus où donner de la tête.
Ainsi du déroulement d’un dîner auquel un Dali est convié, une assemblée de convives, à la manière de Luis Bunuel, cinéaste pour lequel Quentin Dupieux affiche son admiration. Au cours du repas, un prêtre, persuadé d’étonner son invité de marque, évoque le début d’un rêve merveilleux qui se transforme en situation infernale sans que nous en connaissions la fin puisque le rêveur (et conteur) se réveille avant le dénouement supposé. A plusieurs reprises, nous reviendrons à table, dans le même cadre nocturne nimbé d’ombres et de lumière rouge à écouter le même prêtre raconter son rêve, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre, plus long, plus tarabiscoté, toujours inachevé. Jusqu’à un début de satisfaction (joué ?) du principal intéressé.
Un exemple parmi d’autres des ramifications heureuses et vertigineuses d’une fiction à tiroirs où nous entraînent sans coup férir les ruptures de tons et de registres d’une aventure à tiroirs qui multiplie les mises en abyme, les jeux de miroirs. Ce pourrait être pur exercice de style, dans les pas de ceux qui l’ont précédé et que Quentin Dupieux cite facilement: Blake Edwards, Luis Bunuel, Les Monty Python, Bertrand Blier…
Mais le cinéaste, d’abord compositeur de musique électronique, autodidacte sans autre formation cinématographique initiale que le visionnage enthousiaste de films d’horreur en vidéo dans l’enfance (avec une prédilection pour « Massacre à la tronçonneuse » de Tobe Hopper, 1982), pulvérise avec entrain les genres et les catégories ; porté par un souci majeur : préserver la pratique du cinéma comme un territoire de jeu –il est à fois réalisateur, scénariste, chef-opérateur de ses films). Le filmage comme la concrétisation de la direction artistique et de la décoration dédiées depuis longtemps à Joan Le Boru ; un espace de création pour ses comédiens (les les six acteurs et l’actrice cités en une troupe débridée, sans oublier Romain Duris en Jérôme, l’infâme producteur mégalomane et misogyne, et Agnès Hustel en délicieuse Lucie).
Hommage à un personnage orchestrant sa propre transformation en œuvre d’art ?
« Daaaaaali ! » se métamorphose ainsi en une proposition libre et très écrite d’hommage à un artiste paradoxal qui a construit un personnage ‘médiatique’, parfois ridicule et antipathique, souvent pathétique, toujours provocateur et libertaire (sans références à ses sympathies franquistes) ; ce personnage étant sa principale oeuvre d’art plus que la peinture elle-même. Le cinéma aujourd’hui de Quentin Dupieux touche, -par sa richesse d’imagination, son jeu formel dynamitant les codes, les genres et les stéréotypes, et son humour dévastateur-, les jeunes spectateurs et, en transcendant les influences variées à de grands cinéaste novateurs et iconoclastes tout en revendiquant son intérêt pour les films de genre, il attire et intrigue les plus cinéphiles.
Un territoire ludique et inépuisable, riche ici de la musique originale de Thomas Bancalter, proche de la ritournelle faisant songer aux contes pour enfants racontés en boucle, un pari sur le pouvoir de l’imagination et de l’art cinématographique pour chasser les passions tristes et nous mettre en joie.
Samra Bonvoisin
« Daaaaaali ! », film de Quentin Dupieux-en salle le 7 février 2024. Sélection, Mostra de Venise, 2023
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