Au Journal Officiel du 3 janvier 2024 est parue la réforme du bac professionnel massivement rejetée le 14 décembre 2023 au Conseil Supérieur de l’Education. Que reste-t-il alors, sinon peut-être opposer à la brutalité d’un Journal Officiel la délicate force d’un journal littéraire ? En l’occurrence, le si essentiel ouvrage « Pas d’équerre » que publie Judith Wiart, professeure de lettres-histoire au lycée Tony Garnier à Bron. Dans ce lycée du bâtiment confronté comme d’autres aux entrepreneurs de démolitions, l’enseignante-écrivaine travaille le cœur à l’ouvrage, dans la pédagogie et dans l’écriture. A la manière de la musique de chambre, Judith Wiart invente ici comme une « musique de classe » : sa chronique, fragmentée, ciselée, d’une année scolaire préfère aux grands mots les mots vifs pour porter choses vues, entendues ou lues, dire le bonheur d’enseigner et la lassitude d’être maltraitée. On y perçoit en particulier l’importance du cours de français quand, en lycée professionnel aussi, chaque élève est amené à maçonner la langue et la littérature, jusqu’à la révélation de soi : « C’est moi qui ai écrit ça ? ». L’atelier d’écriture conduit à la poésie « les élèves du lycée professionnel qu’on forme de plus en plus à être, avant tout, de bons exécutants au service de l’entreprise. » Car « oui, la rébellion, chers élèves, passera chez nous par la quête de l’élégance, de la sprezzatura, du raffinement et de la courtoisie, par la recherche du mot juste, de la tournure syntaxique racée et de la pensée subtile ». La leçon, si forte, peut-elle encore être entendue ?
Votre bel ouvrage porte le titre Pas d’équerre : pouvez-vous en éclairer le sens ??
On dit d’un mur qu’il est « d’équerre » ou « pas d’équerre ». C’est une expression qui vient du bâtiment. Est « pas d’équerre » tout ce qui n’est pas droit. Pas d’aplomb, par extension. S’agit-il du système dans lequel les élèves du lycée professionnel évoluent, de la forme et du genre de ce recueil (où le ranger sur les étagères des librairies et des bibliothèques ?), de l’état de la société en général, des élèves, des professeurs ? J’ai appris récemment que « d’équerre » s’emploie aussi pour dire « de bonne humeur » (au Canada, notamment). Vous avez donc le choix des interprétations !
Le livre-témoignage d’enseignant est devenu un genre éditorial assez commun, mais votre ouvrage détonne par sa dimension littéraire, en particulier par cette vision que vous nommez « multiscalaire », cet art de « zoomer » et « dézoomer » : qu’implique ce choix ?
Ce choix est une évidence. C’est ma façon de fonctionner au quotidien pour multiplier les appréhensions du réel. Je joue avec les angles de vue, les arrêts sur image et les plans plus larges afin d’obtenir des visions non figées du monde et des êtres. Une même situation peut être vécue de manière complètement différente selon l’appréhension que l’on en a. Si l’on reste le nez collé sur un problème, un événement, on ne se donne pas la chance d’en avoir une perspective plus large, plus ouverte. Et on risque de ne faire que subir. C’est un choix littéraire également comme vous le dites : si l’on regarde de près une peinture impressionniste, on n’en voit rien. Il faut s’éloigner de quelques pas pour qu’apparaisse le « propos », l’esthétique de la toile. J’ai construit mon recueil de cette façon. Les fragments lus indépendamment les uns des autres, quoiqu’écrits, pourraient paraître anecdotiques. Ils font œuvre aussi parce qu’ils sont pris dans un ensemble pensé pour créer une tonalité spécifique. Pour que s’en dégage un propos (et non « un message »).
Zoomons un peu. Vous évoquez à plusieurs reprises les ateliers d’écriture que vous déployez : pourquoi et comment amener à l’écriture littéraire des élèves d’un lycée du bâtiment, que l’on considérerait a priori fort éloignés d’une telle pratique et ambition ?
Avant d’enseigner en lycée professionnel, j’ai donné des cours de français dans des collèges ZEP, des lycées généraux privés, des classes préparatoires paramédicales… Peu importe les élèves que j’ai en face de moi, leur âge, leur milieu social, j’ai toujours conçu mon enseignement de la même manière. Tous les adolescents d’où qu’ils viennent, quel que soit leur parcours individuel, ont le droit au meilleur de la littérature, de la poésie, du cinéma, du théâtre. J’ai donc régulièrement accueilli dans mes classes des auteurs et poètes (tels que Patrick Laupin et Fabienne Swiatly, pour ne citer qu’eux) afin que les élèves, en prolongement de mes cours, continuent de s’approprier de manière plus personnelle, plus intime les outils de lecture et d’écriture présentés en classe.
Les ateliers d’écriture proposent un nouvel espace d’expression et de création en extension des cours. Les élèves n’ont pas le même rapport au professeur et à l’intervenant. Ils vont plus loin en atelier d’écriture. Ils ont le temps d’expérimenter, de jouer avec la langue, d’explorer leurs zones grises personnelles… Du moins, ils avaient le temps avant la réforme de 2019 qui a fait baisser de manière drastique les heures allouées à l’enseignement du français. Je ne peux plus faire des ateliers de 25 heures sur l’année scolaire. Aujourd’hui, c’est du one shot. Ou des heures à prendre en dehors des cours (le fameux PACTE…).
Dézoomons un peu. Vous évoquez aussi la violence systémique que subissent les élèves et enseignant·es de lycée professionnel : comment cela se manifeste-t-il ?
Justement, par ce que je viens d’évoquer. La baisse criminelle des heures consacrées à l’enseignement du français, de l’Histoire, de la géographie, de l’art… Le manque d’ambition pour les élèves du lycée professionnel qu’on forme de plus en plus à être, avant tout, de bons exécutants au service de l’entreprise. Mon recueil est ponctué de ces textes officiels qui donnent à voir cette lame de fond délétère subie par les élèves et les professeurs du lycée professionnel. Cela permet un état des lieux à froid. La société en entier est impactée. C’est une bombe sociale à retardement. Même plus à retardement.
« Vous ce n’est pas pareil, madame. Il parle des femmes. » : vous semblez, dans la classe même, être au front du nécessaire et difficile combat contre le masculinisme et le sexisme. Ce combat vous semble-t-il gagnable ?
Je ne considère pas cela comme un « combat ». J’écoute mes élèves, j’entends d’où ils parlent et j’essaie de penser avec eux les rapports entre les hommes et les femmes dans la société. Je ne cherche pas à gagner un combat. Je ne suis pas en guerre avec mes élèves (et je ne suis pas en guerre avec les hommes). Tout ce que je peux faire, à mon niveau, c’est leur donner à voir une femme qui ne ferme pas la porte. Je l’écris dans mon recueil : on ne sait pas quand « agit » ce que l’on transmet. Le plus souvent, ce n’est pas dans l’immédiat mais plus tard. Parfois jamais. C’est comme ça. Continuons d’inclure dans nos supports pédagogiques des œuvres créées, écrites, réalisées par des femmes. Continuons de présenter des portraits de femmes qui ont marqué l’Histoire. On ne peut pas changer le monde en un claquement de doigt mais on peut agir au quotidien pour éviter les scissions définitives. La façon dont on parle aux garçons aujourd’hui est parfois complètement contre-productive.
Certains mots, dites-vous, finissent par vous « sortir par les trous de nez » : citoyen, laïcité, république, citoyenneté, vivre ensemble … Pourquoi ce rejet ? que leur opposer ?
Ce qui me sort par les trous de nez, évidemment, ce ne sont pas ces mots, c’est la façon dont on a peu à peu vidé ces mots et expressions de leur sens premier, plein, profond. Ce qui me choque, c’est quand les textes officiels mettent ces notions en exergue et que, dans le même temps, les services publics ne peuvent plus jouer leur rôle protecteur. Parlez-en à mes collègues de l’Hôpital public. On passe alors de l’essence au blabla. C’est très grave. Ce que j’apprends en premier lieu à mes élèves, c’est le sens et la valeur des mots.
Peut-on imaginer heureux Sisyphe « professeur en Lycée Pro » ?
J’espère que mon livre répond positivement à cette question !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Judith Wiart, Pas d’équerre, Editions Louise Bottu, décembre 2023, ISBN1092723641
Sur le site de la maison d’édition
La réforme du lucée professionnel au J.P du 3 février 2024
François Bon : Judith Wiart et ses maçons poètes