Un jeudi sur deux, Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN, et Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation, nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation.
Les attentes de maîtrise
La société attend des parents et des enseignants « que tout se passe bien ». Faute de quoi, les parents sont décrétés démissionnaires et les enseignants incompétents. De leur côté, les parents, attendent d’un enseignant qu’il maîtrise la ou les matières qu’il enseigne, comme la pédagogie facilitant l’acquisition des connaissances. Ils attendent aussi que l’enseignant fasse régner l’ordre et la discipline afin que les apprentissages se fassent dans le calme et la sérénité. Cela apparaît « normal » et pourtant, une telle attente idéale ne pourrait être satisfaite qu’avec des élèves « idéaux » et un élève idéal, cela n’existe pas.
La démaîtrise est une capacité professionnelle
Les enseignants sont des professionnels de l’humain et du travail avec des humains. Ils sont contraints à la démaîtrise, non pas en raison d’un manque supposé de capacité, mais parce que transmettre nécessite de se déposséder d’une partie de son savoir et de la maîtrise des connaissances au profit des élèves, ces derniers devant « s’approprier » les connaissances. S’approprier, c’est faire sien, au sens de posséder, mais aussi d’en faire usage personnel. À partir des connaissances transmises, l’enseignant se dépossède en partie de son mode de pensée. A l’inverse des « influenceurs », il instaure ses élèves à une place d’auteurs de leurs propre réflexion, élaboration et orientation.
La démaîtrise est la traduction de la nécessité de sortir de l’illusion d’efficacité du recours aux effets de force, de la soumission par l’obéissance au maître et aux dispositifs d’apprentissage. Il s’agit de convoquer l’élève à une prise de pouvoir sur lui-même et sur le monde par l’ouverture à la connaissance.
La démaîtrise est le contraire d’une démission, d’un laisser faire ou d’un abandon de toute visée éducative. Loin d’être un aveu d’impuissance professionnelle, elle est l’affirmation d’une exigence et d’une capacité à assumer une position éthique de respect de chaque élève et de tous, indispensable au projet d’émancipation. Elle invite un enfant en train de s’humaniser à sortir de la captation de ses propres pulsions, de ses envies de satisfaction immédiate, afin qu’il puisse se situer comme sujet auteur, à l’origine de ses choix et capable de les assumer.
La prise en compte d’un cheminement par acceptation et refus
La démaîtrise est l’acceptation de l’exercice par l’élève de ses propres tâtonnements. C’est par l’acceptation des possibilités d’opposition et de refus que l’élève construit sa pensée, sa relation aux autres et au monde. Si l’enseignant a mission de mettre l’élève en travail et en capacité de penser par lui-même, il ne peut, ni ne doit, tenter de maîtriser sa démarche mentale. Une telle maîtrise serait de l’ordre d’une toute-puissance exerçant un pouvoir de mainmise et de contrôle, voire de manipulation des élèves. S’il peut stimuler, accompagner dans un travail de pensée, susciter un type de réflexion, mettre en débat, le cheminement d’acquisition des connaissances reste le « travail » de chaque élève et le résultat lui appartient en propre.
L’acceptation de la démaîtrise chez l’enseignant, consiste à s’ajuster aux enfants et aux adolescent bien réels qui lui sont confiés et à abandonner l’illusion de sécurité des procédures prescrites, programmées, aux résultats projetés. Pour l’enseignant, assumer sa part de démaîtrise c’est prendre de la distance, se dégager de la pression des programmes et des protocoles, afin d’accueillir et de faire avec l’imprévu de ce qui surgit des possibilités d’un moment de la vie d’une classe. La démaîtrise restaure la légèreté du vivant, au cœur de la morosité des contraintes.
Ce que la démaîtrise rend possible
La démaîtrise autorise l’incertitude des processus d’élaboration en permettant une expérimentation de la capacité d’accepter et de refuser, condition de l’exercice du jugement, comme de la créativité. Elle valide les échappées, comme marque de l’existence d’un sujet, hors des attentes et des injonctions réelles et imaginaires, de son environnement, que ce soit des parents, ou de l’institution scolaire.
L’écart des points de vue entre les positions d’un élève avec ses pairs et les approches de l’enseignant permet le surgissement d’inattendus et ouvre à un dialogue dont le résultat ne peut être préalablement connu. Cette position de dialogue est possible à partir des places différentes, qui induisent un travail d’objectivation et de relativisation des perceptions, par la mise en tension de l’objectivité et de la subjectivité. Elle participe de l’élaboration par l’élève de la délibération et de la mise en débat permettant le choix. La prise en compte du surgissement des inattendus et des inconnus, offre une sortie du face à face enseignant/enseigné, adulte/enfant.
La démaîtrise témoigne pour les élèves d’un rapport à l’inconnu confiant et ouvert. Elle instaure un changement de la représentation des capacités d’un enseignant apte à agir dans et avec la complexité de l’humain. Elle témoigne d’une capacité à construire un cheminement dans une suite de repères changeants, dans des hiérarchies de valeurs et de priorités enchevêtrées, dans le réseau des appartenances multiples et contradictoires, en assumant l’incertitude de ce qui peut se passer.
Or, c’est bien là l’ordinaire complexité du vivant.
Ce serait quoi une formation à la démaîtrise ?
Sur ce sujet, l’éducation spécialisée est très intéressante, car les éducateurs ont affaire aux rebuts des enfants incasables. Donc, ils ne peuvent pas maîtriser, ils ne peuvent pas prédire ce qu’ils vont faire avec ces enfants-là, ni ce qui va se passer. C’est une pédagogie de l’ « agir avec » : ce n’est pas seulement parler, c’est vivre ensemble.
Une formation à la démaîtrise serait fondée sur la découverte de ce que c’est que se mettre en insécurité, à travers des situations qui permettent d’aller au bout de ce qu’on sait faire pour aller vers des choses que nous n’avions jamais faits, et ainsi être mis en situation de vulnérabilité.
Quand tu touches au creux de la difficulté de l’humain, tu ne peux pas être en position de maîtrise.
L’Institution peut-elle être dans la démaîtrise ?
Il faudrait que l’Institution fasse institution. Actuellement, l’Institution Éducation nationale est une sorte de prison qui enferme dans des grilles, alors que, pour « faire institution », il faudrait que chacun des membres participe au mouvement institutionnel, c’est-à-dire à la dimension instituante de l’Éducation nationale. Si l’institution avait le courage de mettre en tension l’institué et l’instituant, elle serait dans la fécondité de l’ensemble des ressources qui la constituent.
Pourquoi l’Institution ne va-t-elle pas dans cette direction-là ?
C’est toute l’idéologie de la puissance qui est en jeu. C’est toute la question de la place de l’autre et de l’envahissement du moi de chacun des membres.
Nous sommes là encore dans la rupture entre enseignement et éducation. L’enseignement peut être maîtrisé par ses contenus alors que l’éducation ne peut l’être.
On décrète verticalement, avec un peu de consultations, alors qu’il faudrait faire vivre l’institution par ses membres.
Est-ce que la pédagogie Freinet serait une pédagogie de la démaîtrise ?
Tout à fait, parce que c’est une pédagogie qui fait la place aux surgissements de l’enfant, à l’advenir de l’enfant. La question de l’advenir est absolument fondamentale : on ne peut pas construire l’advenir, il échappe, il est la démaîtrise du sujet s’advenant.
Freinet serait la référence de la démaîtrise, qui n’est pas le laisser-faire, mais qui laisse de la souplesse et remet l’élève au travail, là où il rechigne à faire effort.
Le problème aujourd’hui, c’est que nous sommes dans une pensée d’imposition à autrui d’un principe qu’on estime total, qui n’admet pas d’alternatives comme celle de la pédagogie Freinet.
Un propos de Jacques Marpeau recueilli par Daniel Gostain