« Accorder aux professeurs-documentalistes un rôle de coordination dans la mise en œuvre du programme de l’éducation au numérique au sein des établissements scolaires et, en conséquence, revaloriser ce corps, notamment par l’octroi d’heures d’enseignement dédiées et une campagne de recrutement » : voici une des recommandations du récent rapport parlementaire sur « Education et numérique ». Faut-il y voir une véritable reconnaissance ? un énième vœu pieux ? une nouvelle surcharge de travail ? Gestion documentaire, ouverture culturelle, EMI, administration du GAR, déploiement du « Care » … : l’ampleur de la tâche parait bel et bien immense. Muriel Cochard, Marion Diouris, Violaine Duhamel, Caroline Le Berre, Isabelle Lossec, Maïwenn Péron, Chantal Philippe, Corinne Prigent et Claire Quéré, professeuses documentalistes dans l’académie de Rennes, témoignent de leur quotidien, de l’évolution de leur discipline, de leurs attentes… Deuxième volet de notre enquête.
Quand on lit la liste des différentes missions qui vous sont allouées, on a presque l’impression d’un inventaire à la Prévert. Les profs docs ont-iels toujours été autant « multitâches », ou les dernières années ont-elles vu vos missions évoluer et s’alourdir ?
Claire Quéré : J’ai commencé en même temps que l’informatisation des CDI, qui se limitait alors à la gestion du prêt et à l’enregistrement des documents. Nous passions plus de temps à des pratiques concrètes avec les élèves, en maniant colle et ciseaux. Désormais le numérique a pris une place prépondérante. C’est l’univers dans lequel ont grandi les élèves et il est essentiel de les aider à s’y repérer, à savoir évaluer la fiabilité d’une information, à pratiquer des recherches documentaires sur le web et à les restituer en respectant la législation. Concrètement, il est désormais rare que les élèves aient des affiches documentaires à réaliser mais ils ont souvent plusieurs diaporamas à faire dans l’année.
Maïwenn Péron : J’ai presque 20 ans d’ancienneté et c’est vrai qu’avec la généralisation des pratiques numériques on a parfois l’impression d’élargir encore le champ des tâches à accomplir de la gestion documentaire à l’ouverture culturelle. Cela nous pose parfois des difficultés pour savoir dans quelle direction aller, quelles priorités se donner dans notre progression, car le piège peut parfois être de tomber dans la ludification.
Isabelle Lossec : Depuis les attentats de 2001 et le développement des réseaux sociaux, les textes insistent davantage sur notre rôle à former les élèves, futurs citoyens, à mieux s’informer ; informer et maîtriser les médias. Mission théorique car toujours pas de moyens horaires dédiés clairement. D’où une charge mentale fatigante, à essayer tous les ans de remettre le pain sur la planche et à trouver des collègues intéressé.e.s pour dispenser nos savoirs aux élèves sur leurs heures de cours. Pas d’alourdissement au fil du temps en soi, car nous avons toujours été multitâches, mais au début nous étions aidé.e.s et jamais seuls.les dans les CDI. Il existait des contrats aidés et autres dispositifs qui permettaient un accueil et un travail plus performant et serein.
Chantal Philippe : Polyvalent.es, nous l’avons toujours été, mais nos missions se sont effectivement beaucoup diversifiées, donc multipliées, et le système a tendance à nous solliciter tous azimuts.
Pour illustrer cet éclatement et multiplication des missions, pourriez-vous nous donner quelques exemples précis de ces tâches nouvelles que vous avez vues apparaitre ?
C.P : Les fonctions de référent·e culture et égalité, par exemple, en raison de leur dimension culturelle et citoyenne, sont souvent attribuées aux profs docs, et en l’absence de volontaire, c’est régulièrement leur nom qui sera donné.
On pourrait aussi évoquer l’organisation du dispositif PIX dont l’appropriation et la gestion sont chronophages et énergivores. Beaucoup de profs docs ont été les premièr·es à s’y impliquer. Ou encore le GAR : sous prétexte qu’il permet l’accès aux manuels numériques et à des sources d’information externes (Europresse, IjBox, Lumni…) on nous en attribue bien souvent la responsabilité. Tâche supplémentaire qui peut être parfois très chronophage en début d’année pour la répartition des manuels.
Se pose aussi la question de notre rôle dans toutes les nouvelles offres du CDI. L’atelier radio est par exemple encore une mission que s’attribuent les profs doc pour proposer de nouveaux supports pédagogiques, partenariats et projets. C’est une nouvelle tâche qui est très stimulante parce qu’innovante et valorisante, mais souvent nous nous retrouvons à accompagner des collègues qui veulent bien, mais n’y connaissent rien, n’ont pas le temps de se former et nous délèguent ainsi la partie technique en oubliant parfois de créer en amont un partenariat pédagogique…
Bref, ces différentes tâches font la richesse de notre métier, mais nous voudrions que le système soit davantage conscient.
Corinne Prigent : J’ajouterais que le CDI sert aussi de lieu d’examens, pour un certain nombre d’oraux ou pour les tiers temps, et que nous sommes réquisitionnées pour des surveillances en fin d’année, au moment où nous pourrions profiter de créneaux pour les tâches en souffrance (gestion des documents, entretien des bases documentaires, aménagement des espaces…). Tout cela pour dire que notre investissement sur des projets intéressants, concernant le bien-être des élèves par exemple, est soumis à des plannings morcelés, c’est souvent du bricolage pédagogique !
Parmi les tâches qui vous incombent, on oublie d’ailleurs souvent de citer, justement, ce qui relève de la vie scolaire, du « bien-être » des élèves car le CDI sert aussi de refuge aux timides, aux exclu.es, et de levier pour l’inclusion. Comment cette dimension plus « Care » se manifeste-t-elle dans le quotidien de votre travail ?
C.Q : À chaque récréation ! Et à l’heure de la pause déjeuner, là où les élèves un peu timorés ou mal à l’aise préfèrent se réfugier au CDI plutôt que d’affronter la promiscuité de la foule. Il y a des coussins, des recoins où ils sont tranquilles et ils savent que c’est un endroit où on ne les embête pas. J’essaie de faire en sorte que le CDI soit un lieu où les élèves se respectent, même s’ils ne s’apprécient pas, et reprends, en privé mais vertement, ceux qui se permettent des remarques désobligeantes, même si c’est rare. Quand il n’y a presque personne, en fin de journée par exemple, nous sommes parfois aussi des déversoirs pour les élèves qui ont besoin de se confier. Ce n’est pas toujours facile car il faut les réconforter tout en conservant une certaine distance.
M.P : Dans mon CDI, cette dimension se manifeste par des heures où le CDI est « bondé » car il est un îlot de calme dans la mer agitée du collège (comme me l’avait gentiment dit une collègue désormais partie à la retraite). Il faut répondre et faire attention aux uns aux autres. J’échange beaucoup avec les collègues AESH qui font un énorme travail auprès des élèves les plus fragiles. J’essaie de toujours être attentive (malgré le nombre d’élèves que j’accueille) aux élèves seuls, qui semblent renfermés, c’est pour cette raison que je tiens beaucoup à mettre en place des activités sur la pause méridienne car elles permettent un brassage de ces élèves parfois isolés et de créer du lien (club lecture, club webradio, club mangas etc).
Caroline Le Berre : Nous avons aussi beaucoup d’élèves autistes qui apprécient un lieu calme où ils se sentent en sécurité. Dans la cour, ils se sentent exclus. Au CDI, les élèves apprécient cette diversité des publics. Ils ne sont pas jugés. D’autres ont besoin de parler. Nous les écoutons. Les AESH apprécient de venir travailler avec leurs élèves au CDI également. Y sont aussi accueillis les élèves victimes de phobie scolaire pour une première étape dans leur réintégration avant qu’ils ne parviennent à retourner en cours. C’est la C.P.E qui nous les confie.
I.L : La gestion des élèves « différents » est effectivement au fil des ans devenue une grande partie de mon travail. Je l’ai intégrée comme une mission supplémentaire en travaillant avec l’équipe médicale / vie sco / pédagogique en leur donnant une vision différente des élèves, les alertant sur des points de vigilance. Cela a orienté mon travail sur le fonds documentaire par la recherche et la mise à disposition de fictions et de documentation spécifiques (harcèlement, maltraitance, homosexualité, transgenre, dys, zen attitude etc), et par la création d’espaces cocooning rassurants, possibilité de faire du dessin, de se reposer….
C.PH : Dans notre établissement, nous avons en ce sens mis en place un espace de déconnexion avec ses fauteuils de couleur. « Ici je lis, j’échange ».
C.PR : Même démarche dans notre CDI où nous avons aménagé avec des élèves volontaires un espace à part, lumineux, confortable, décoré par leurs soins. Ce lieu calme, un peu cocon, propose des ressources récentes sur l’adolescence, la vie affective et sexuelle, le harcèlement, des jeux sur les émotions, l’empathie, un mur d’expression, des brochures sur l’alimentation, le stress, les écrans…Il arbore aussi le logo Queereille.
Quelle est la signification de ce logo, quelles en sont les finalités ?
C.PR : Ce logo est une contraction des mots Queer et oreille. Il est encadré des phrases suivantes : « élèves, collègues, ce symbole signifie qu’une oreille attentive est là pour vous. Ne nous taisons plus face aux discriminations à l’école » et circule dans plusieurs établissements. Il a été créé il y a 4 ans par Anaïs Jaunas, C.P.E dans l’académie de Créteil, suite à un échange avec une élève qui s’était confiée à propos de faits graves de harcèlement et de lgbtphobie.
Dans notre établissement, depuis la mi-octobre une dizaine de membres de la communauté éducative portent ce logo, sous forme d’affiche sur leur porte (personnels de direction, personnels infirmiers, CPE) ou de flyer posé sur leurs bureaux au gré de leurs changements de salles de cours. Au CDI il est bien visible au dos des écrans des postes informatiques des deux documentalistes et dans l’espace bien-être tout proche. Toute personne qui arbore le logo a une oreille attentive et peut diriger l’élève en questionnement ou en souffrance vers deux personnes référentes, formées à l’accueil des élèves LGBTQIA+ en l’occurrence une collègue de français et moi-même.
Bien sûr projet ne s’arrête pas là, il s’agit maintenant de le faire fonctionner ! Première étape : informer les élèves. Pour ce faire, nous échangeons en premier lieu avec les élèves ambassadeurs et ambassadrices Bien-être, groupe d’élèves volontaires qui s’est constitué dans le cadre du Programme pHARe que l’établissement expérimente pour la troisième année. Elles et ils se sont enparé.es du projet pour proposer de multiples actions concrètes. Deuxième étape : communiquer entre nous et coordonner nos actions, dans le but de libérer la parole, de lutter activement contre les discriminations, de proposer une écoute « safe », ainsi qu’un lieu d’échanges et de ressources afin d’accompagner avec bienveillance les questionnements de nos jeunes.
Propos recueillis par Claire Berest
Retrouvez le premier volet de notre enquête sur le site du Café pédagogique : Professeur.es documentalistes : des enseignant.es à part et à part entière
A venir le dernier volet : Des enseignant.es en attente de reconnaissance, et sans illusion sur le Pacte.
Le rapport parlementaire de novembre 2023
Le professeur documentaliste : un acteur du Care sur le site du Café pédagogique.
Présentation du logo Queereille sur le site de l’académie de Créteil
Pour télécharger le logo Queereille
Mois des fiertés : si tu as besoin je suis là sur le site du Café pédagogique