Michel Develay est professeur émérite de sciences de l’éducation. Spécialiste de la question des « compétences de vie », les life skills, il interroge la manière dont est appréhendé le harcèlement scolaire en France. Selon lui, éradiquer ce phénomène passe par la création d’instances de dialogues dans la classe et par un mode d’enseignement qui tient compte des compétences de vie.
Préserver la vie psychique d’un enfant est la première mesure qu’on attend de l’école et on n’apprécie pas toujours suffisamment le contexte sécurisant que requiert tout apprentissage. Pensez à ce qui s’est passé en vous quand avec les nombres vous avez découvert l’idée d’infini, ou l’attraction des astres à distance, le trajet des gaz dans le sang ou même qu’il est possible d’écrire ce que l’on pense. Chaque fois il vous a fallu accepter que vos idées d’avant soient quelque peu déstabilisées avant qu’elles se trouvent nouées à ce nouveau. À l’école il faut accepter de se confronter à l’inconnu des savoirs et des valeurs auxquels on est confronté.
Aussi, quiconque cherche à déstabiliser un élève et à s’en prendre à ses ressources psychiques, en ayant conscience totale ou partielle qu’il attente à son équilibre mental, doit être condamné et puni. Évidemment qu’il convient de prendre toutes les mesures punitives, y compris expéditives dans leur application, comme récemment à Alfortville, pour protéger un élève de ses harceleurs. On ne doit pas transiger avec toute violence, qu’elle soit physique ou morale.
Mais.
L’école ne devrait-elle pas prévenir avant de punir, éduquer avant de sanctionner ?
Comment ?
En faisant exister des moments de vie de classe où il est possible de tout dire. Célestin Freinet avait institué le conseil de classe. « Ce conseil regroupe tous les élèves plus l’enseignant et se réunit en général une fois par semaine. L’ordre du jour est établi selon les questions/ remarques postées par les élèves ou l’enseignant dans la boîte aux lettres prévue à cet effet dans la classe. Un élève en est le président : il distribue la parole via un bâton de parole (seul l’élève qui tient le bâton de parole a le droit de s’exprimer) et reformule les différentes idées. Un autre élève en est le secrétaire : il présente l’ordre du jour, rappelle les décisions prises lors du dernier conseil et note les décisions prises par l’assemblée. »
Au collège, le professeur principal de la classe, le conseiller principal d’éducation, l’infirmière scolaire, le principal adjoint, tout enseignant d’une autre classe à la condition d’avoir une formation pourraient se charger de ce temps d’éducation où s’échangent des valeurs dans le respect assumé d’autrui.
L’école en général est trop peu un lieu d’éducation. Éduquer étymologiquement, c’est nourrir pour faire grandir. Les savoirs nourrissent certes. Mais les échanges à propos des conflits, des décisions prises en commun, des projets même sont toujours éducatifs.
Les entreprises emploient des collaborateurs à partir de leurs diplômes et de leurs compétences, mais de plus en plus à partir de leurs soft skills. Ce terme désigne les compétences socio-émotionnelles, relationnelles et cognitives que possède une personne. Coopérer, être créatif, être empathique, être résilient, autonome, bon communiquant, bon négociateur constituent quelques-uns de ces soft skills. À compétences identiques, une entreprise embauchera plus facilement une personne dotée des soft skills qui correspondent à la culture du poste et à la culture d’entreprise.
À l’école, on ne parle pas de soft skills mais de life skills, de compétences de vie. De nombreux pays les valorisent, de sorte que ces comportements constituent autant d’objectifs à développer dans les classes à l’occasion des enseignements disciplinaires. Imaginez que vous entrez au collège dans une classe de mathématiques et que vous demandez au professeur : quels sont vos objectifs pour cette séance. Et qu’il vous réponde : je vais travailler avec les élèves l’idée de proportionnalité, la coopération et la créativité.
Pour l’heure on est en France dans l’utopie, mais en Norvège, au Japon, au Québec, dans certains pays sous la tutelle de l’UNICEF, dans la réalité.
Alors,
Continuons à punir les harceleurs, et de manière anticipée, pour assister à leur disparition à terme, faisons exister des instances de dialogue comme les conseils de classe et des modes d’enseignement prenant en compte des compétences de vie. Éduquer et instruire, et plus encore éduquer en instruisant : quel beau programme pour un nouveau ministre de l’éducation soucieux d’éradiquer le harcèlement.
Michel Develay