Qui, parmi les jeunes spectateurs d’aujourd’hui, connaît l’existence chaotique et le destin singulier de Pierre Goldman, militant d’extrême gauche des années 60, parti rejoindre la guérilla au Venezuela, intellectuel rebelle et gangster occasionnel, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité par un jury d’Assises à Paris en 1974 ? Un premier procès retentissant. Dans la prison de Fresnes, le condamné rédige un récit personnel, ‘Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France’ [publié en 1975 par les éditions du Seuil et grand succès critique], à la fois mémoires et retour sur l’engrenage d’une justice transformant un homme qui s’affirme innocent en ‘coupable idéal’. Après l’annulation de ce jugement par la Cour de cassation, un second procès se tient devant les Assises d’Amiens en 1976. Un événement fruit d’une large mobilisation de soutiens, de militants et d’intellectuels de Gauche, un procès très médiatisé dans la France encore traversée par les clivages sociaux et politiques de l’après Mai 68, sous la présidence d’un Giscard d’Estaing se vivant en réformateur libéral, apte à étouffer rêves et utopies d’un passé récent. Voilà le cadre historique dans lequel la démarche longuement mûrie du cinéaste Cédric Kahn inscrit son 12ème long métrage, « Le Procès Goldman », magistralement maîtrisé, dans la sobriété de la forme comme dans l’ambition du propos : donner des visages et des corps , des voix et des paroles à tous les participants à ces assises, et pas seulement à celui qui en est la ‘vedette’, adulée par les uns, haïe par d’autres, un accusé tour à tour arrogant et superbe, tourmenté et dans la détestation de lui-même…Et le réalisateur nous permet ainsi d’accéder à une incarnation bouleversante de ‘la justice des hommes’.
Le spectateur comme juré d’un procès filmé en huis clos
Inspiré par la ‘langue extraordinaire’ et la ‘dialectique’ déployées dans le livre par Goldman, le cinéaste –avec sa scénariste Nathalie Hertzberg-, au terme d’une imposante documentation réunie par cette dernière, de nombreux témoignages (des avocats en particulier), décide d’aborder l’affaire par la ‘reconstitution’ du procès exclusivement dans l’enceinte du tribunal, en suivant le déroulement chronologique des étapes de la machine judiciaire. Avec une obsession : mettre le spectateur dans la peau d’un juré se forgeant au fil des débats sa propre opinion.
Pour y parvenir, Kahn choisit de construire sur un ancien terrain de tennis un tribunal surmonté d’une verrière permettant un éclairage naturel. Pas de musique d’accompagnement et trois caméras filmant en même temps les différents protagonistes souvent cadrés en plan moyen, des travellings latéraux saisissant l’assistance à l’écoute et en plans d’ensemble, à bonne distance, les groupes soutenant les différentes ‘parties’ présentes.
A charge pour le directeur de la photographie (Patrick Ghiringhelli) de jongler avec les contraintes et au monteur Yann Dedet de construire une cohérence dans la forêt de rushes issues de ce tournage ambitieux.
Pierre Goldman, l’arène judiciaire, et son dépassement
Résultat impressionnant : sans boursouflure, « Le Procès Goldman », déplie la théâtralité d’une arène ritualisée, la densité de la parole (et l’art oratoire), l’épaisseur du silence, les cris et les manifestations collectives des différents ‘clans’ dans l’assistance, les interventions fracassantes –et prouesses d’éloquence- de l’accusé en personne.
A ce titre, l’interprétation puissante d’Arieh Worthalter impressionne par l’énergie intérieure qui la porte et la justesse dans l’expression des antagonismes qui l’habitent, du pourfendeur de la parodie de justice bourgeoise, dénonciateur déchaîné du racisme de la police jusqu’à l’auto-flagellation suicidaire. A vrai dire, le choix de tous les comédiens est à l’image de cette incarnation. Arthur Harari frappe en Maître Kiejman, avocat déjà de renom, de la défense (malgré une récusation par lettre de la part de son client le traitant de ‘Juif mondain’) ; le comédien fascine par la subtilité de ses interventions travaillant sur la fragilité de nombreux témoins oculaires dans un procès sans preuves concordantes [rappelons que Goldman y est accusé de l’assassinat par balles de deux pharmaciennes au cours d’un hold-up à main armée, crimes dont il nie être l’auteur, et qu’il risque y compris la peine de mort, abolie plus tard en 1981] et cette interprétation remarquable ne se dément pas lors de la plaidoirie, fidèle à l’esprit de celle réellement prononcée alors, d’où émerge une forme d’appel à la compassion fraternelle. ‘Délivrez-le de ce cauchemar’ en forme d’adresse aux jurés au terme d’une évocation de l’enfance d’un petit Juif né en 1944, placée sous le signe de la menace de l’extermination nazie ; une enfance en France de parents venus de Pologne, résistants communistes de la première heure et cette ombre de la Shoah qui hante l’accusé et son inaptitude à être à la hauteur de l’héroïsme de ses géniteurs.
Sans doute faudrait-il citer tous les comédiens qui donnent, dans un assemblage polyphonique réussi, toute son épaisseur humaine à ce drame en huis clos. Stéphane Guérin-Tillié en président, Aurélien Chaussade en avocat général ou Nicolas Briançon en
Maître Garaud sont impeccables. L’émotion nous prend devant Laetitia Masson dans le rôle de la psychiatre troublée, se refusant à confirmer le diagnostic de ‘psychotique’ attribué à Goldman par le Dr Oury ayant accueilli un temps l’homme dans la clinique Laborde, en un bref mouvement de tête, le regard levé vers l’accusé dans son box.
La brève apparition de Christiane (Chloé Lecerf), compagne de l’accusé, d’origine antillaise, tenue stricte et chignon serré, peau nue, voix douce, et ce regard en un éclair fugitif vers l’homme aimé, condense par la force de sa présence dans le cadre, un des enjeux sous-jacents du procès : l’antisémitisme et le racisme, dont attestent la formulation de certains témoins à charge, les assertions cinglantes de l’avocat des parties civiles ou les réponses lourdes des policiers-enquêteurs.
Cet amour, ici discrètement suggéré, fonde en réalité la décision d’écrire de la part de Pierre Goldman un récit de sa vie, la publication de son livre étant, entre autres facteurs, un déclencheur de la possibilité du second procès.
Nous pouvons y lire ses quelques lignes, issues d’une correspondance entretenue de sa prison avec cette jeune antillaise, connue en 1969, et pour laquelle il est pris d’un amour violent. Et il lui écrit vouloir l’épouser, vivre avec elle, vivre. Et il ajoute : ‘je lui écris que nous aurions des enfants. Je pensais qu’ils ne seraient pas des Juifs basanés au sang nègre mais des nègres qui auraient du sang juif’.
Entre la ‘meurtrissure d’être Juif ‘, selon son expression, l’ombre de la Shoah, l’engagement héroïque de ses parents contre le nazisme, et cette utopie de reconnaissance et d’alliance entre les opprimés de toutes origines, la figure, à la fois charismatique et misérable, de Pierre Goldman, nous habite encore, tant son existence tragique, ses tourments et ses désillusions interrogent toujours notre époque troublée et notre société fragmentée.
Résonances contemporaines
A travers une expérience partagée entre spectateurs devant l’écran et jurés de cinéma dans la salle d’audience, ce grand film rigoureux questionne l’extraordinaire difficulté à rendre la justice, la personnalité paradoxale d’un ‘Juif maudit’, rebelle sans cause et bandit misérable, intellectuel intransigeant et écrivain naissant, aux prises avec ses contradictions intimes et ses impasses idéologiques dans la confrontation avec les différents protagonistes de ce ‘microcosme’ judiciaire, l’inscription dans une période politique et historique précise, la portée universelle d’un procès hors normes aux résonances contemporaines.
Samra Bonvoisin
« Le Procès Goldman », film de Cédric Kahn-sortie le 27 septembre 23
Sélection Quinzaine des Réalisateurs, Festival de Cannes 23