Cinéphiles avertis, fans de blockbusters, adorateurs de l’âge d’or hollywoodien, inconditionnels de la Nouvelle Vague, amoureux exclusifs des grands classiques, des comédiens musicales, des films d’horreur ou des thrillers contemporains, nous croyons tous ‘connaître la chanson’. Tant les infinies variations de la musique des films s’associent maintenant aux mouvements des images inscrites dans notre imaginaire de spectateurs et y laissent des traces indélébiles. Thierry Jousse, critique et journaliste spécialisé, choisit de remonter aux sources de l’aventure rapprochant les deux arts, de l’autonomie à l’accompagnement, de l’accord parfait à la dissonance délibérée. Aussi éloigné de l’essai universitaire que du récit biographique des compositeurs eux-mêmes, pour la première fois, dans un grand format élégant, une maquette séduisante et un agencement éclairant de documents d’archives- scènes, affiches et portraits-, « B.O. ! Une histoire illustrée de la musique au cinéma » restitue dans toutes ses dimensions les périodes, les styles et les auteurs d’un genre artistique, longtemps ignoré, souvent sous estimé, tardivement célébré. L’ouvrage, à la fois vivant et érudit, écrit dans une langue limpide et enrichi d’une playlist de 57 titres associés à des films mémorables, permet d’écouter et de penser les 400 films évoqués par la compréhension jubilatoire des conditions de composition de leurs bandes originales. Une mine d’or.
De Max Steiner à Hildur Gunnadottir
« Ce qui est beau dans cette histoire, c’est son mouvement général, la manière dont la musique a su, à différentes périodes, trouver sa juste place dans le cinéma », confie joyeusement Thierry Jousse d’entrée de jeu. L’auteur ne se laisse cependant pas porter par le courant et explique ses partis-pris réjouissants : faire le récit d’une histoire forte en riches personnalités, en métamorphoses esthétiques, en légendes multiples et en scores majeurs.
Avec des choix implicites ou explicites assumés : plan large sur les deux continents cinématographies liés à l’invention du 7ème art : la France (et l’Europe de l’Ouest surtout) et les Etats-Unis. Et des hiérarchies déchirantes parfois laissant de côté des compositeurs, des genres voire des continents entiers comme l’Asie (exceptions : Wong Kar-Wai, Miyazaki et Kitano !) ou l’Afrique.
Tout commence, pour nous lecteurs avides, avec Max Steiner, le compositeur né à Vienne à la fin du XIXème siècle, inventeur du ‘son hollywoodien’ utilisant toutes les ressources expressive et narratives de l’orchestre –B.O. de « King Kong », « Autant en emporte le vent » ou « La Prisonnière du désert » en passant par de nombre de comédies musicales pour le duo Ginger Rogers et Fred Astaire notamment.
Et l’expérience de lecture et d’écoute se termine sur cette interrogation lancée par l’auteur lui-même : ‘Où sont les femmes ? ‘. Longtemps, malgré quelques pionnières (Germaine Tailleferre pour des films oubliés, Elsa Barraine pour deux films de Jean Grémillon et deux courts métrages de Jacques Demy…), les femmes sont rares dans la musique de film (comme dans la réalisation dans une moindre mesure). Il faut attendre les années 80 pour voir émerger quelques noms de compositrices en Grande-Bretagne : Rachel Portman (premier Oscar d’une femme en 1997 pour « Emma »), Anne Dudley (Oscar en 1997 pour « The Full Monty », puis B.O. de « Elle » de Paul Verhoeven en 2016). Quelques compositrices en France émergent (Joanna Bruzdowicz, Béatrice Thiriet, Marie-Jeanne Serero ou Florencia di Concilio (remarquée pour la partition de l’animation « Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary en 2020).
En dépit de la féminisation toujours timide (moins de 10% de femmes compositrices), deux figures majeures sont apparues sur le devant de la scène : l’Islandaise Hildur Guonadottir et l’Anglaise Mica Levi. La seconde fait sensation avec la sidérante B.O. en flux de cordes de « Under the skin » en 2014 et son travail encore sur les cordes dans « Jackie » en 2016 en une B. O. suggérant l’univers mental de Jackie Kennedy en deuil après l’assassinat de son mari. Quant à Hildur Guonadottir, loin des standards hollywoodiens, elle compose la B.O. angoissante de « Joker » [2019] mêlant brillamment cordes et sons électroniques et prend sa part du triomphe aux Oscars.
Une histoire d’une richesse inépuisable
Du son Hollywoodien aux blockbusters contemporains, de Bernard Herrmann à Alexandre Desplat, de Maurice Jaubert à Georges Delerue ou Ennio Morriccone, de John Barry à John Williams en passant par Michel Legrand ou Cliff Martinez, l’auteur de « Bandes originales ! Une histoire illustrée de la musique au cinéma » nous ouvre un chemin jalonné par les métamorphoses, les inventions et les réorientations des deux arts et de leurs multiples associations et dissociations comme le suggèrent les titres percutants de certains chapitres épousant les différentes phases ‘historiques d’un récit à rebondissements : du jazz au cinéma, une nouvelle esthétique ; le continent Morriccone, une couleur italienne, nouvelles vagues, nouveaux compositeurs ; l’âge d’or du cinéma populaire français ; mon nom est Bond James Bond ! ; rock et cinéma, une rencontre féconde ; la comédie musicale, un manège enchanté ; cinéma d’horreur, musique de la peur ; John Williams, le retour du symphonique ; l’irrésistible ascension de la musique électronique ; les cinéastes D.J. ; blockbusters en musique ; aujourd’hui la musique de films.
Mais une question lancinante persiste : où sont les femmes ? Et si, comme le suggère Thierry Jousse, deux jeunes compositrices, Hildur Guonadottir et Mica Levi, représentaient, dans l’infinie richesse de ramifications multiples, l’avenir de la musique de films ?
Samra Bonvoisin
« Bandes originales ! Une histoire illustrée de la musique au cinéma » de Thierry Jousse, Playlist à télécharger conçue avec Guillaume Decalf, coédition France Musique-éditions EPA, 2022