Jean-Paul Delahaye, inspecteur général de l’éducation nationale honoraire et ancien Dgesco, prévient : la confusion entre l’école maternelle et l’école élémentaire est un risque de creusement des inégalités. Il signe cette tribune pour le Café pédagogique.
Cela fait longtemps que l’on sait que l’école maternelle ne peut être réduite à être une petite école élémentaire. Déjà, en 1905, Jean-Baptiste Bienvenu-Martin, ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et de Cultes, lançait l’alerte dans une circulaire du 21 février 1905.
« Les rapports de Mmes les inspectrices générales des école maternelles signalent et déplorent chaque année, en même temps que des installations défectueuses et non conformes aux règles de l’hygiène, des erreurs de pédagogie graves contre lesquelles il est indispensable de réagir avec toute l’insistance et l’autorité dont vous disposez. L’école maternelle est peu à peu dévoyée de ses fins et débordée par l’enseignement primaire. On oublie qu’elle a son objet propre ; qu’elle ne doit être ni une garderie, ni une école élémentaire ; qu’elle doit seulement préparer et acheminer les enfants à cette école. Le mal vient de loin et diverses causes ont concouru à ce résultat ».
Le ministre pointe immédiatement, ce qui n’est pas si fréquent, la responsabilité du ministère lui-même, y compris sous Jules Ferry. Ce qui est dit alors devrait nous inciter à la prudence aujourd’hui tant les arguments de 1905 pourraient s’appliquer en 2023.
« 1° Le programme de 1882, trop ambitieux surtout dans sa forme entretenait dans l’esprit des maîtresses des visées trop hautes. Il perdait trop de vue et les conditions du développement physiologique de l’enfance et les lois de son développement intellectuel. Il invitait le personnel à donner à l’enseignement une allure scientifique et à distribuer sans ordre ni méthode des notions confuses, inassimilables, propres à fausser l’esprit des enfants ou à les dégoûter plus tard de l’étude … ».
Pour Bienvenu-Martin, la responsabilité est aussi du côté des corps d’inspection.
« 3° L’inspection des écoles maternelles s’exerce presque partout par les inspecteurs primaires. Ceux-ci jugent une école et apprécient les maîtresses par les progrès en lecture, écriture, calcul… ».
Mais les parents et les enseignants ne sont pas oubliés dans les reproches.
« 4° Les parents et les instituteurs ont une grave responsabilité dans les fautes commises par l’école maternelle. Les premiers par leur ignorance et amour-propre déplacé, se croient en droit d’exiger que leurs enfants apprennent à lire et à écrire avant de savoir parler et comprendre le sens des paroles qu’on leur adresse. Les instituteurs et institutrices de l’école primaire méconnaissent les dangers de l’effort intellectuel primaire…. et déprécient volontiers les directrices d’écoles maternelles, si les enfants qu’elles leur envoient ne savent pas déjà lire, écrire et compter. Les uns et les autres ne semblent pas se douter que le progrès ultérieur de l’intelligence est plus sûrement procuré à l’enfant par le goût et l’habitude de l’observation personnelle et par l’apprentissage méthodique de la vision directe et réelle des objets usuels qui les entourent. »
1905 est certes bien loin dira-t-on. En réalité, non, si on lit bien l’avertissement donné très récemment, dans son avis du 18 avril 2023, par le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge.
« Des mesures récentes sur l’école maternelle invitent à une analyse qualitative plus approfondie sur la scolarisation à partir de 2 ans. Outre des réformes réduisant la spécificité de la formation « enseignement en maternelle », d’autres, récentes sont revenues sur les orientations pédagogiques saluées de la circulaire de 2015. Celle-ci qui préservait en maternelle une priorité aux apprentissages globaux. Or le 10 janvier 2023, le « plan d’action pour l’école maternelle », confirme dès l’entrée en petite section le recentrage sur les apprentissages formels et indique clairement « deux priorités : le langage et les premières notions de mathématiques », s’appuyant sur la note du Conseil supérieur des programmes, saisi en 2020 ».
L’avertissement est clair : attention à ne pas aggraver les écarts entre les enfants en imposant des apprentissages précoces. Attention à ce que ne soit pas, dès l’école maternelle, que les enfants des milieux populaires fassent « l’apprentissage douloureux de l’infériorité » et « l’expérience de la disqualification par accumulation de retours négatifs, de tentatives infructueuses dans les interactions, de moments de solitude face aux questions du maître ou lors d’un passage au tableau, de silences de l’enseignant valant non reconnaissance de ce qui vient d’être dit ou encore de condamnations plus ou moins abruptes des productions scolaires« .
Le risque que les différences entre enfants soient très précocement qualifiées de difficultés et que des apprentissages trop précoces ne conduisent à une sélection dès le plus jeune est clairement identifié par Louis Maurin de l’Observatoire des inégalités.
« Les classes diplômées ayant survécu à la compétition sont prêtes à faire subir à leurs enfants une pression scolaire démesurée dès la plus petite enfance, pour que leurs enfants distancent les autres au plus vite. La reproduction sociale est ainsi assurée ».
Jean-Paul DELAHAYE
Inspecteur général de l’éducation nationale honoraire