Où va l’enseignement du français au lycée ? Dans les salles des personnels ou les réseaux enseignants s’exprime actuellement, et comme chaque année, un sentiment d’accablement des professeur.es face au rouleau compresseur des programmes et des épreuves de 1ère. Les demandes répétées d’allègement du nombre de textes à présenter sont restées lettre morte et des rappels à l’ordre sont même çà et là envoyés. Viviane Youx, présidente de l’Association Française pour l’Enseignement du Français, lance ici un appel. La question du nombre de textes est le symptôme d’une maladie bien plus grave ; ce sont les programmes et les épreuves dans leur globalité qui sont à reconstruire, pour que les professeur.es cessent d’être traité.es comme des comptables et les élèves comme des perroquets, pour que l’apprentissage du français soit enfin, authentiquement, une expérience de la langue et des langages, de la littérature et du monde. Cet appel sera-t-il enfin écouté ? Ou le sentiment d’accablement se transformera-t-il en sentiment d’abandon collectif ?
Le français au lycée : où allons-nous ?
Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Comment l’enseignement du français, de la littérature a-t-il pu être ainsi dévoyé au lycée ?
Après trois ans et demi d’application des programmes 2019, les professeur·e·s de français au lycée sont au-delà de l’épuisement.
Certes, il y eut le confinement du printemps 2020, après lequel l’oral de français était la seule épreuve maintenue, puis finalement supprimée après les 80000 signatures de la pétition portée par l’AFEF.
Puis, il y eut des conditions difficiles, avec des demi-classes, de l’hybride présentiel-distanciel… Et une épreuve orale de première dont on diminuait le nombre de textes à présenter… Demande qui ressurgit cette année pour l’épreuve orale de juin.
Bien évidemment, cette préoccupation du nombre de textes est légitime et elle est vécue douloureusement quand vous devez « boucler un programme » pour présenter vos élèves avec toutes leurs chances ; et nombre de collègues se retournent actuellement vers leurs IPR pour savoir si d’éventuels aménagements sont prévus.
Mais, n’est-ce pas l’arbre qui cache la forêt ? Avons-nous à ce point délaissé la qualité pour la quantité si l’enseignement du français au lycée se calcule en nombre de textes à présenter à l’oral ?
Quand la réforme du lycée, et des programmes, a été entreprise sous le précédent ministère, nous avions espéré, en français, voir prises en compte les avancées de la didactique. Nous espérions lutter contre le psittacisme inhérent à l’oral de français depuis tant d’années, en proposant que les élèves puissent être interrogés sur leur travail personnel, qu’ils puissent présenter leurs propres réalisations de l’année autour de l’écriture et la lecture littéraires. Au contraire, les programmes qui ont été promulgués, par chronologie de genres, se sont révélés très rigides et très lourds, avec des œuvres et parcours obligatoires, qui non seulement réduisaient la part d’initiative personnelle des professeur·e·s, mais les contraignaient à instaurer un bachotage permanent tout au long de l’année de première s’ils voulaient avoir une petite chance d’arriver au bout !
Ne s’est-on pas, une fois de plus, trompé d’objectif ? Pourquoi les élèves font-ils du français au lycée ? Et pourquoi de la littérature ?
Les programmes en vigueur sont certainement fort utiles, dans leur exhaustivité classique à la Lagarde et Michard, pour donner un vernis culturel, fixer des noms dans des périodes, distinguer les grands genres. Mais est-ce la finalité d’un enseignement littéraire ?
Les études sur la lecture montrent combien les élèves, qui sont entrés dans la lecture littéraire depuis les premières années de leur scolarité, la délaissent à partir du lycée. À un moment charnière de leur vie, où ils pourraient développer une lecture autonome, se constituer comme sujets lecteurs et scripteurs, des programmes rigides leur barrent la route. Alors qu’ils devraient se frotter aux œuvres classiques ou contemporaines, leur approche se cantonne souvent à des lectures guidées et orientées vers la liste de textes à présenter à l’oral !
C’est la question du sens qu’il nous faut poser. Quand nous enseignons la littérature, notre but n’est pas de former des singes savants capables de répondre à des quiz de culture générale, mais des lecteurs qui entrent dans un langage distancié, et dans un rapport au monde pensé et réfléchi. Les personnages qu’ils lisent, Jean Valjean, Gervaise, Julien Sorel, l’étranger, en nourrissant leur imaginaire, affinent leur compréhension du monde, leur rapport aux autres. Mais, pour ce faire, encore faut-il qu’ils puissent entrer dans les œuvres, accompagnés par leurs professeur·e·s dans des démarches constructives et créatives ; et il y faut du temps…
Et tous les élèves n’entrent pas de plain-pied dans la tragédie, dans la poésie de la Pléiade, dans le roman classique. Il leur faut des détours par des écritures contemporaines, des situations qu’ils peuvent rapprocher de leur vécu, des activités de création qui leur fasse sentir ce qu’est la poésie, le théâtre, la distance romanesque ; et il y faut du temps…
L’enseignement du français au lycée ne peut être ramené à une logique comptable. Elle leurre nos élèves en leur faisant croire que, parce qu’ils ont « appris » tant de textes qu’ils doivent dépecer ligne à ligne, ils ont acquis des compétences littéraires. Et elle les fait passer à côté de ce qui devrait être leur parcours en français au lycée, une expérience de la langue et des langages, de la littérature et du monde.
Les programmes de français du lycée de 2019 ont largement montré leurs limites. Ils empêchent un véritable travail sur la langue et sur la littérature à un âge où les adolescents ont besoin de se constituer un rapport distancié et réflexif au monde pour être des citoyens responsables et autonomes. À les enfermer dans des calculs de boutiquiers, le risque est grand de les précipiter vers tous les subterfuges d’une intelligence artificielle qui « pensera » à leur place. Les ressources du numérique nous sont précieuses pour accompagner l’écriture et la lecture littéraires de nos élèves, elles peuvent se retourner contre eux si elles ne sont pas pensées et analysées. C’est ce que devraient permettre des programmes de français centrés sur une véritable entrée dans la langue, les langages et la littérature.
L’urgence est de repenser totalement le sens, les finalités, et le rôle de l’enseignement du français au lycée. Et de repenser des programmes qui soient dignes de nos adolescents.
Viviane Youx, présidente de l’Association Française pour l’Enseignement du Français
Courrier intersyndical du mois de février
Témoignages enseignants dans Le Café pédagogique