Un jeudi sur deux, Daniel Gostain, enseignant et Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation, nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation. Aujourd’hui, Daniel Gostain va plus loin en donnant la parole à Jacques Marpeau dans une courte interview à la suite de sa chronique.
Qu’est-ce que le compliqué ? Le compliqué est composé d’éléments qui entretiennent des rapports nombreux, diversifiés et difficiles à saisir et à expliquer. Le monde matériel de la technique, de la gestion, de l’informatique et de la robotique, sont de l’ordre du compliqué, voire de l’hyper-compliqué. Le compliqué est la sphère de la maitrise des résultats et de la résolution des problèmes matériels qui peuvent être décomposés en éléments simples pour être recomposés autrement. Avec le compliqué, l’individu est dans un rapport de soumission à des lois et des normes intangibles, quels que soient les contextes. L’opérateur est l’agent d’un dispositif et n’a ni à penser ni à juger, ni à se positionner. Il exécute tout ou partie d’un protocole ou d’une procédure.
Avec la complexité, c’est totalement différent. La complexité réside dans le fait de devoir faire avec les éléments constitutifs de l’humain, dans l’élaboration d’une intelligibilité et d’une orientation d’action. Cela concerne l’histoire d’un sujet, ses désirs, son intentionnalité, son implication, ses émotions, ses valeurs, ses modes de compréhension.
Ces différents aspects interfèrent dans le sens que la personne confère à ses actes, comme à sa place dans la situation considérée. À son mode d’implication s’ajoute le vécu de ses rapports avec les autres, la conflictualité de ses références et de ses appartenances, ses propres perspectives et capacités de création, lui permettant soit de se soumettre, soit d’échapper à la prédictibilité de la répétition. La complexité est la sphère de la démaîtrise des résultats face à des problématiques faites de tensions entre les nécessités contradictoires.
La complexité instaure la personne à une place d’auteur de son jugement et de ses choix d’orientation dans un ensemble lui-même en changement. Cette complexité impose une approche clinique, c’est-à-dire interprétative et hypothétique de ce qui se passe, des processus en jeu.
La référence à la complexité peut inhiber face au nombre et à l’hétérogénéité des éléments devant être pris en compte. Or, plus il y a de complexité, moins il y a de déterminisme, car il devient possible de jouer sur et avec chacun des différents facteurs en présence. C’est dans le renversement de la pensée que réside l’ouverture de la complexité. Par son ouverture à une pluralité de possibilités hétérogènes, la complexité conduit en pédagogie à la reconnaissance de la pluralité et de l’hétérogénéité des excellences.
En quoi cette prise de compte de la complexité est-elle à la fois une avancée et une difficulté ?
Un enseignant qui reste dans la pensée du compliqué ne peut être qu’agent d’un dispositif. L’enseignant qui ne reste qu’à la pédagogie du programme est interchangeable. Il ne s’occupe pas de l’enfant, il s’occupe de l’élève. Dès l’instant où l’enseignant pense qu’il a affaire à la complexité humaine, il doit faire avec l’histoire de l’enfant qui vient là pour faire quelque chose avec tout son potentiel humain. Cet enseignant-là est obligé d’apprendre à l’enfant comment penser par lui-même. Il doit faire avec le « je sujet » qui n’est pas programmable.
Pourquoi la complexité peut-elle parfois faire peur aux enseignants ?
Parce que ça suppose un renversement de l’image de l’enseignant. S’adresser à l’enfant, au-delà de l’élève suppose l’implication dans le rapport interpersonnel. Les enseignants ne sont pas préparés à la gestion de la relation affective qui nécessite d’être « atteint ». Sans cette acceptation, il n’y a pas de travail de rencontre. Mais par contre, l’enseignant ne doit pas être « envahi par » l’affect. C’est ce qu’on appelle le travail de distanciation, qui s’oppose à l’idéologie de la « bonne distance ». Il n’y a pas de bonne distance préétablie dans la complexité de la relation à l’autre. Il y a la distance pertinente dans cette histoire-là. Par exemple, pour un gamin dont on sent qu’il est en train de totalement perdre pied, lui mettre la main sur l’épaule peut être perçu par l’enseignant comme indispensable, mais ce geste ne peut entrer dans un protocole. Pourtant, c’est peut-être le bon moment de la pertinence de cet acte-là.
Est-ce que l’institution a intérêt à ce que les enseignants prennent en compte la complexité ?
L’institution, Éducation Nationale si elle ne change pas de compréhension de ce qu’est la dimension émancipatrice d’un enseignement inscrit dans une visée d’éducation, n’a aucun intérêt à s’ouvrir à la complexité. L’institution fabrique de l’employabilité, de la compétition, mais ne se préoccupe pas, ou bien peu, des capacités de vivre en tant qu’humain, avec les autres. Il faudrait que l’institution « Éducation Nationale » soit traversée par ces préoccupations et soit mise au travail de ces questions. Or, le néolibéralisme ne veut pas de sujets pensants, il veut des consommateurs ; il veut des gens prêts à travailler dans le taylorisme de la décomposition des tâches. L’institution affiche la liberté, l’égalité et la fraternité sur les murs, mais elle ne veut surtout pas rentrer dans ce que cela engage comme mise au travail, car comment faire de la fraternité sans une rencontre authentique entre deux personnes ?
Propos recueillis par Daniel Gostain