Mais qui était donc Albert Camus, Camus l’Algérien ? Jean-Michel Wavelet dans « Albert Camus – la voix de la pauvreté » nous livre une biographie touchante de l’écrivain. « En rendant sa voix à Camus, en allant dans l’ensemble des textes d’écrivain, de journaliste ou de militant, Jean-Michel Wavelet fait plus que donner le sens même d’une vie. Il dévoile, à travers la pensée de Camus, sa propre conscience de philosophe et d’agent du service public d’éducation qu’il a été, nourri des combats pour l’école publique et laïque, faite de fraternité et de luttes pour l’école pour tous, émancipatrice et humaniste ».
Lorsque l’on ferme Albert Camus – La voix de la pauvreté, les mots de Charles Péguy reviennent en mémoire. Quand Péguy défend la publication du livre de Jean Coste dans Les Cahiers de la Quinzaine, lorsqu’il montre comment seul quelqu’un qui a connu la misère peut bien écrire sur elle, avec justesse et tact, il compare volontiers Jean Coste à Émile Zola : « Si l’on compare les misères si fréquemment décrites par Zola dans ses romans à la misère d’un Jean Coste, les misères de Zola sont presque toujours beaucoup plus noires que la misère de Jean Coste […] Et pourtant, l’impression n’est pas la même ; les misères de Zola sont des misères de descriptions, des misères vues par un touriste laborieux, souvent consciencieux, par un inspecteur des misères, par un excursionniste. Les misères de Jean Coste sont vues de l’intérieur, vécues par un misérable ».
« Une relecture complète de l’œuvre de Camus »
On retrouve chez Jean-Michel Wavelet, la même acuité, la même volonté de rendre compte de la singularité de l’œuvre de Camus, finalement peu mise en valeur dans les critiques les plus courantes : celle qui concerne le rapport de l’auteur algérois du quartier de Belcourt avec la pauvreté et le dénuement des plus humbles. La force du volume que nous offre Jean-Michel Wavelet, déjà biographe de Gaston Bachelard, c’est de mettre en lumière une des dimensions majeures du travail d’écriture de l’ancien élève de Louis Germain. C’est à une relecture complète de l’œuvre de Camus que nous invite Wavelet, en donnant à voir, dans l’ensemble de sa production, les signes, les traces, les indices d’une référence constante à la pauvreté et à la misère.
À la fois très finement et sobrement écrit, le livre parcourt les textes de Camus, de son article sur Jean Rictus dans la revue Sud, en 1932, alors qu’il n’a que 18 ans, jusqu’à son œuvre posthume, Le Premier homme. Son rapport au quartier de son enfance, sa mère, l’étirement des journées, le rapport à Alger centre, à l’école et aux savoirs, et notamment au lycée auquel il parvient et qu’il découvre inquiet, sans les codes, sans ces marques de distinction qui assurent d’emblée, aux élèves les mieux dotés, la capacité d’être immédiatement de connivence. Mais ce sont aussi à l’occasion de ses déplacements internationaux, devenu connu et lu, qu’il traque la pauvreté, soucieux toujours des plus humbles, comme il l’était en Algérie avec ses amis que la puissance coloniale qu’il réprouve appelle les « indigènes ».
Camus : un engagement constant contre toutes les formes de misères, de discriminations et d’injustices
Organisé en cinq chapitres intelligemment ordonnés, le livre de Jean-Michel Wavelet déroule l’ensemble de l’œuvre de Camus, des écrits les plus lus à ceux les moins connus, à l’aune de la question de la pauvreté et de l’injustice, thème central chez Camus l’Algérien. Son engagement constant contre toutes les formes de misères, de discriminations et d’injustices est résumé par ce qu’il fait dire à Voinov dans Les Justes : « J’ai compris qu’il ne suffisait pas de dénoncer l’injustice. Il fallait donner sa vie pour la combattre. ». Dans la première partie consacrée à « Camus au cœur de la pauvreté », Wavelet fait le récit du dénuement vécu dans la prime enfance de l’écolier d’Alger, mais aussi du sentiment persistant, jusqu’à sa mort, de ne pas « être bien né » et de porter en lui le souvenir du manque. Le chapitre II, quant à lui explore « les sources de la résilience », c’est-à-dire l’itinéraire du petit Albert confronté au monde social qui est le sien et tirant profit, pourtant, des rencontres (Louis Germain, son instituteur, et Jean Grenier notamment), des ressources amicales, scolaires et relationnelles afin de parvenir à la carrière qu’il se fixe : écrivain. La pauvreté et la dureté de la vie ouvrière, de la vie de travail humble est développée dans le chapitre III qui tente de penser « l’impensable pauvreté ». Se dégage dans cette partie une « éthique de la pauvreté », source d’une intelligence du monde social inscrite dans la culture pour tous, que le chapitre V (« La pauvreté, une œuvre d’art ») poursuit avec comme d’ordre celui de dignité. La dignité des plus humbles, celle des sans voix, celle enfin de l’humanité pleine et entière présente en chacun.
C’est son engagement tout entier que dévoile Wavelet dans le chapitre IV consacré au combat « inlassable » de Camus. Un engagement dans son œuvre, mais aussi dans sa vie relationnelle, lui qui est à la fois toujours inscrit dans son histoire personnelle et présent au monde qui l’honore, mais avec cette distance discrète et attentive qui fait que l’on sait d’où l’on vient, comme l’a si bien décrit récemment Jean-Paul Delahaye dans son autobiographie. Sa fille Catherine le dit. Il côtoie Sartre et d’autres intellectuels de renom, mais, ni normalien, ni de culture bourgeoise, et profondément méditerranéen, il ne sent pas appartenir au même monde.
La vie des pauvres au cœur des écrits de Camus
Jean-Michel Wavelet n’est pas un excursionniste de l’œuvre de Camus. Tout donne à voir, au fil des pages, nourrie par une impressionnante archéologie textuelle et une masse saisissante de textes lus par Wavelet, une conscience juste et avertie de la place qu’occupe la vie des pauvres dans le travail d’écriture de Camus. Une attention qui rejoint celle de Camus quand il traduit, dans son écriture même, avec pudeur et délicatesse, avec cœur aussi et engagement, la cause des enfants pauvres qui découvrent le monde grâce et par l’école publique.
Cet attachement à la communale, au caractère public et gratuit de l’école se retrouve à maints endroits dans le texte de Wavelet, lui qui en est, qui l’a bien connu, et qui y a accordé des années de réflexions. En rendant sa voix à Camus, en allant dans l’ensemble des textes d’écrivain, de journaliste ou de militant, Jean-Michel Wavelet fait plus que donner le sens même d’une vie. Il dévoile, à travers la pensée de Camus, sa propre conscience de philosophe et d’agent du service public d’éducation qu’il a été, nourri des combats pour l’école publique et laïque, faite de fraternité et de luttes pour l’école pour tous, émancipatrice et humaniste. Derrière Camus on entend Wavelet. Et ce n’est pas le moindre des compliments, tant cette relecture de cette œuvre immense donne une actualité toute particulière au principe d’égal accès à l’éducation et à la culture, qui constitue un des enjeux majeurs de l’école de la République et, partant, de la société française tout entière confrontée aux injustices de tous ordres.
Gabriel Bierer
Jean-Michel Wavelet, Albert Camus. La voix de la pauvreté, « Approches littéraires », L’Harmattan, Paris, 2022
ISBN 978-2-918397-29-8