Dans la revue Diversité dédiée à « Des religions et l’école », Samia Langar revient sur les familles musulmanes dans un article intitulé « Les familles musulmanes et l’école : éducation et religion ». Dans un contexte – qui dure depuis de nombreuses années – d’atteintes à la laïcité et – plus récemment – de propositions de loi pour le port de l’uniforme se basant sur une supposée montée des tenues à connotation islamique, les abayas, dans les établissements, le discours scientifique de la chercheuse est plus que bienvenu.
Quelle typologie des familles musulmanes dressez-vous ?
En premier lieu, il me semble important de préciser que mon enquête est qualitative et qu’elle ne prétend pas à une généralisation. Elle s’est déroulée sur un territoire particulier, une ville de banlieue, avec une concentration importante de familles populaires descendantes de l’immigration postcoloniale, et une absence de mixité sociale.
Je dois donc indiquer que mon enquête n’a pas accédé à la totalité des familles musulmanes dans leur grande diversité. Les familles avec lesquelles j’ai pu m’entretenir, et auxquelles j’ai pu accéder sur la base d’une relation de confiance « de proche en proche » appartiennent aux premières couches de la « classe moyenne » et plus largement à la classe populaire.
En second lieu, l’analyse de mes entretiens, s’agissant de la relation de ces familles à l’islam m’a conduite à établir non pas des catégories, mais plutôt une échelle de polarisation. À l’une des extrémités de cette échelle, on trouve les familles qui pratiquent et revendiquent un islam de tradition, celui que pratiquaient leurs parents, dans lequel l’islam est tout à la fois une religion et une culture. À l’autre pôle, on trouve les familles qui à l’inverse rejettent cet islam de tradition, sont en quête d’un islam qu’elles estiment plus authentique que celui de leurs parents, un islam plus spirituel, je l’ai appelé un islam de reconversion, pour marquer ce mouvement qui les anime. Entre ces deux pôles on peut trouver une diversité de nuances.
En ce qui concerne les familles qui pratiquent un islam de reconversion, il y a un développement de la pratique religieuse et une redécouverte de l’islam. Ce développement et cette redécouverte ne tombent pas du ciel ; ils ont un sens, une fonction. Le terme qui permet le mieux de comprendre cette fonction et est emprunté à la sociologie, et particulièrement aux travaux de Nathalie Kakpo : requalification. Un processus de requalification suppose une situation préalable de déqualification, ou de non-qualification. La première particularité de l’islam que j’ai trouvé au sein de ces familles est d’être un islam de requalification : un islam qui réinscrit la personne dans une requalification et donc dans une considération de soi-même que la société et l’école ne lui ont pas apportées ou insuffisamment apportées. L’autre terme qui s’impose ici pour aller un peu plus loin est emprunté à la philosophie sociale, plus particulièrement à la philosophie d’Axel Honneth : reconnaissance. Faute de trouver dans la société et l’école la reconnaissance nécessaire à l’estime de soi, celle-ci sera recherchée dans les ressources et les valeurs de l’islam partagé.
La requalification de la personne et l’identité restaurée de ces descendants de l’immigration postcoloniale passent aussi par la requalification de l’islam lui-même, déqualifié dans la perception négative dominante en France.
Et pourtant, je dois aussi insister sur cette donnée, cette démarche de requalification n’est pas d’abord d’ordre communautaire. Il s’agit d’une démarche personnelle, ou du moins individuelle, centrée sur l’accomplissement personnel, caractéristique de notre société individualiste.
En dernier lieu, je me dois d’ajouter qu’en dépit de ces relations contrastées à l’islam, ces familles n’en présentent pas moins des traits communs qu’il faut souligner : la place du couple, l’islam en couple par exemple. Loin d’être, comme la perception dominante de l’islam le laisse attendre, un islam d’homme et d’une épouse soumise, il s’agit bien d’un islam de couple, du couple, vécu et porté en couple, dont il est le ciment moral, le cadre de vie. Voilà le point sur lequel s’accordent tous mes interlocuteurs et interlocutrices, le point de convergence de leur conception de l’islam et de ce qu’ils en attendent : un garant des valeurs morales, un cadre de vie, une philosophie. Voire un refuge, une protection pour eux et leurs enfants, contre une société en perte de valeurs, perçue comme de plus en plus individualiste et dangereuse.
Des conceptions éducatives différentes découlent elles de cette typologie ?
Bien sûr, le type d’islam pratiqué se traduit dans les conceptions et les pratiques éducatives, comme dans toutes les communautés religieuses. Mais là encore des traits communs sont manifestes : souci du bien-être de l’enfant en tout premier lieu, souci de le protéger dans un environnement social où il est très exposé, souci d’apporter aux enfants l’éducation morale qui selon eux n’est guère présente dans l’école, et pour laquelle l’islam est revendiqué comme un cadre.
Je crois qu’il faut dire aussi que ces points sont présents dans nombre de famille française non-musulmane.
Quel impact sur l’école et la laïcité à l’école ?
Si l’on prend comme élément d’analyse ce qui est considéré comme des marqueurs de l’islam – port du voile chez les femmes, interdit alimentaire –quel que soit le degré de pratique, la laïcité à l’école ne fait pas tant débat que cela au sein des familles interrogées.
Prenons l’exemple du port du voile, toutes les familles enquêtées respectent la loi de 2004, autant celles dont les filles portent le voile que celles qui ne le portent pas.
On voit ici qu’il n’y a pas de détermination ferme entre le type de pratique et de conception de l’islam et le port du voile des filles. La question religieuse pour ces familles est une affaire privée, une seule de mes interlocutrices a choisi l’enseignement privé confessionnel musulman pour que ses filles puissent porter le voile.
En ce qui concerne les interdits alimentaires, le halal, les opinions sont plus partagées, je prendrai exemple sur un des couples enquêtés : pour l’épouse l’école n’a pas à tenir compte du régime alimentaire des élèves, ce n’est pas son rôle, mais pour l’époux l’école devrait tenir prendre en compte tous les régimes alimentaires qu’ils soient de l’ordre de convictions religieuses ou philosophiques.
Cependant, de façon unanime même si c’est à des degrés divers, toutes les familles se rejoignent dans une perception des lois et mesures mises en place au nom de la laïcité comme des mesures discriminatoires, visant les musulmans en tant que musulmans. Même les familles qui s’en tiennent à un islam de tradition et ne souhaitent pas que leur fille porte le voile font état du même sentiment, cela doit nous interroger.
Bien entendu, je ne parle pas du comportement de certains élèves qui vont instrumentaliser l’islam et en jouer au sein de leur établissement, par provocation, effet de groupe, construction identitaire etc… propre à la socialisation juvénile. Il me semble important de le préciser.
Et sur la laïcité de notre société en général ?
Il y a bien un malaise autour de la laïcité au sein de notre société. Tout cela contribue à la fabrication de l’islam comme « mauvais objet », et à ce que les sociologues appellent le « retournement du stigmate » : celles et ceux qui se sentent « visés » en viennent à s’identifier à ce que la société rejette. Tel est l’impact paradoxal sur la laïcité de notre société d’une laïcité brandie comme « table de la loi », avec son bras armé législatif de plus en plus intrusif : au lieu d’être le cadre d’une reconnaissance mutuelle de la diversité constitutive de la société, la laïcité ainsi instrumentalisée est perçue comme l’instrument d’un déni de reconnaissance. C’est un piège un cercle vicieux dont il faut absolument sortir.
Finalement est-ce la société qui a un problème avec l’islam ou les musulmans qui ont un problème avec la société ?
Les questions dichotomiques sont toujours redoutables. Il est difficile de répondre à votre question sans avoir en arrière-plan les différents attentats terroristes qu’a subis ces dernières années notre pays, et plus particulièrement le meurtre de Feu Samuel Paty.
Sans doute y a-t-il une fraction de musulmans, une conception et une pratique de l’islam qui renvoie à un problème de l’islam avec la société occidentale. Mais l’enjeu, pour notre société, du malaise d’une part de la communauté musulmane française en son sein ne doit pas pour autant être oublié. J’en reviens là à mon enquête, pour les familles que j’ai rencontrées font d’un eux et d’un nous : il y a « eux » qui ne veulent pas de « nous ». Il ne s’agit plus d’un constat, mais de la dénonciation d’une discrimination, d’un déni de reconnaissance. C’est leur situation gravement fragilisée et menacée de français de confession musulmane dans la société d’aujourd’hui que ces parents laissent transparaître.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda