« Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? » Ainsi répond le ministre Pap Ndiaye, ému, à une interpellation essentielle de Mélanie Vogel le 18 janvier au Sénat sur le suicide de Lucas. Par-delà la compassion, par-delà les bonnes intentions, ne faut-il pas interroger l’Ecole dans son incapacité à combattre les discriminations, voire dans sa capacité à les créer, les porter, les aggraver ? C’est l’objet d’un ouvrage décapant de Yuna Visentin, professeure de français dans un collège breton. Elle y éclaire la logique de l’Ecole qui, derrière la vitrine de ses valeurs, entretient les inégalités, assigne à résidence, dépolitise, invisibilise, opprime. Le système d’évaluation et le discours méritocratique viennent légitimer l’ordre social. Et l’enseignement du français lui-même y contribue : il divinise l’orthographe, « outil de distinction » qui produit « de l’insécurité linguistique » ; il sacralise des œuvres patrimoniales souvent sans les contextualiser et les questionner ; il doit se repenser pour fortifier chez les élèves « un rapport libre, confiant et émancipateur » à la langue et à la littérature. « Une autre Ecole est possible » : chiche ?
Vous montrez de façon percutante combien l’Ecole, derrière les beaux discours officiels, entretient des oppressions diverses, notamment par des mécanismes d’assignation à résidence, de dépolitisation ou d’invisibilisation : pourriez-vous en donner quelques exemples emblématiques ?
L’histoire de l’école me semble bien illustrer ce contraste entre « les beaux discours officiels » et les oppressions que le système scolaire contribue à perpétuer. Quelque chose qui m’a beaucoup frappée en faisant des recherches pour écrire ce livre, c’est que l’école que l’on connaît, issue des lois Ferry des années 1880, n’a jamais été tournée vers l’émancipation sociale. Quelques années après la Commune, il s’agissait de former la classe prolétaire pour « l’adoucir », pour « clore l’ère des révolutions ». L’école de la 3ème République, si mythifiée, était un instrument de contrôle social, au nom duquel on séparait les enfants à la naissance en fonction de leur genre assigné, et cela pour apprendre aux filles le rôle de ménagère, de domestiques non rémunérées au bénéfice du patriarcat – les textes de Jules Ferry sont très clairs à ce propos. Difficile, en outre, de séparer la naissance de l’école du projet colonial, quand on voit à quel point Ferry était partisan de la colonisation et de sa logique raciste. Ainsi, l’institution scolaire française n’est pas née avec l’objectif d’émanciper chacun et chacune : elle est plutôt, historiquement, un système de distribution de places sociales, de hiérarchies, de division du travail et donc, d’exploitation.
Celle logique discriminatoire est-elle toujours là ?
Cette logique continue de se perpétuer au niveau institutionnel. Il y a tellement de choses à dire – et qui sont dites mais pas visibilisées par l’école ! – sur les discriminations sexistes, racistes, classistes et validistes que subissent les jeunes – mais aussi, ne l’oublions pas, les personnels de l’éducation. Il faut bien comprendre que ces discriminations ne sont pas seulement le résultat des interactions entre élèves ou enseignant.es : elles résultent également – et c’est le plus grave ! – des habitudes de l’institution scolaire : programmes normatifs, insistance sur une conception excluante de la laïcité, justification culpabilisante des inégalités par le mythe de la méritocratie, exclusion symbolique des savoirs, représentation validiste et binaire des corps, etc. Soyons clair.es là-dessus : ces mécanismes de minoration servent une logique d’exclusion.
Origines étrangères et mère isolée, mais réussite scolaire, classes préparatoires, ENS, agrégation de lettres : voilà un parcours que beaucoup considèreraient comme un modèle de la méritocratie française et de l’élitisme républicain : pourquoi une telle lecture de votre parcours personnel vous semble-t-elle contestable ?
Parce que cette lecture, comme toutes les interprétations mystificatrices, tait l’essentiel, c’est-à-dire tous les éléments qui jouaient en ma faveur au sein du système inégalitaire et normatif qu’est l’école française. Mais c’est aussi la finalité d’une telle lecture qui me dérange : ce qu’elle dit, c’est que, en France, grâce à la « méritocratie », tout est possible. Bien entendu, c’est faux.
Commençons par les origines étrangères : née d’une mère française et d’un père italien, arrivée en France à neuf ans, je me suis très vite aperçue que ma double culture européenne était valorisée par l’institution scolaire, contrairement aux enfants issu.es de l’immigration post-coloniale, dont les doubles cultures sont constamment stigmatisées.
J’ai par ailleurs été élevée par ma mère, au sein d’une famille monoparentale, ce qui contrevenait donc au modèle hétéronormatif… néanmoins, la profession de ma mère a considérablement facilité mon rapport à l’école. Avoir une mère enseignante de langues dans le supérieur – par ailleurs précarisée parce qu’elle n’a pas passé de concours – m’a considérablement aidée à naviguer dans le système scolaire, l’orientation, la relation avec les enseignant.es.
Pour moi, ce camouflage, c’est le propre du mythe de la méritocratie et de l’égalité des chances. En neutralisant les éléments qui jouent en la faveur ou la défaveur de la « réussite » des élèves (concept qui serait par ailleurs, bien entendu à déconstruire) dans le système tel qu’il est, il invisibilise l’ensemble de privilèges et de discriminations qui structurent l’accès aux savoirs pour les jeunes.
Enseignante, vous êtes amenée à mettre des notes et à remplir des bulletins scolaires : en quoi ce dispositif d’évaluation contribue-il selon vous à légitimer l’ordre social ?
La note, ce petit chiffre, code couleur ou lettre, ce n’est jamais qu’une note. C’est un outil de légitimation de la culture dominante. La note, c’est une manière valider la « bonne » manière de faire, de dire, de savoir à l’école. Parmi toutes les cultures différentes, les manières de penser, de travailler, d’écrire, de s’exprimer, de savoir, seulement certaines sont valorisées. Noter les élèves, c’est donc, souvent malgré nous, les assigner à des places sociales hiérarchisées. Et faire comme si ces places étaient méritées. La notation est donc un système d’organisation sociale, une manière de structurer nos relations et de dire qu’on travaille les un·e·s contre les autres. Que la société n’est pas un espace d’organisation collective, de mise en commun, mais de compétition.
Par quoi pourrait-on remplace la notation pour changer le système de l’intérieur ?
Personnellement, je ne pense pas que le passage de la notation chiffrée aux lettres, ou encore à la validation des compétences avec des codes couleurs soit suffisant. Il s’agit toujours d’une notation. Comme l’écrit l’enseignante et autrice Nathalie Quintane, « la gueule qu’il tirait, l’élève, quand on lui rendait sa copie avec un D ou I comme Insuffisant, c’était exactement la même que quand on lui rendait un 0 ou un 04 auparavant ». Je pense qu’il faut vraiment revenir sur la symbolique de ces alternatives afin de prendre la mesure de ce qui s’y perpétue.
Prenons le code couleur rouge-vert-jaune ou parfois utilisé : si l’on suit la symbolique des feux de signalisation, réussir c’est être au vert, avancer. Se tromper, au contraire, c’est être au rouge, s’arrêter. Pas seulement s’arrêter, laisser passer les autres. On voit bien ici la vision sous-jacente : on travaille les un.es contre les autres. Ce n’est qu’un exemple, mais significatif. Ce qui me semble nécessaire, donc, c’est de sortir de tout système de compétition et donc de notation. Mais ça en France, c’est extrêmement compliqué.
En quoi l’enseignement du français peut-il lui-même devenir un instrument d’humiliation et de discrimination ?
Ici aussi, c’est une question systémique, qui dépasse souvent la réalité de ce que l’on peut faire en tant qu’individus. Comme le montrent les linguistes Maria Candela et Laélia Véron dans Le français est à nous !, l’orthographe et la grammaire française que l’on connaît, mais aussi la manière que l’on a de les enseigner, sont le produit d’une histoire discriminante. À partir du 17ème siècle, en fixant la manière d’écrire la langue et de la concevoir, les grammairiens avaient à cœur de distinguer le « français noble », parlé par la classe dominante. Et par la suite, l’école a joué un rôle là-dedans. Tant que l’on restera dans cette vision figée et protectionniste de la langue, l’orthographe restera un outil de distinction sociale, susceptible de produire de l’insécurité linguistique. Et ça, c’est grave, parce que ça coupe les jeunes d’un rapport libre, confiant et émancipateur à leur langue.
De la même manière, le rapport aux textes littéraires et à l’art reste très sacralisé dans l’enseignement en France. Et cela, dès notre formation initiale en tant qu’enseignant.e. On ne nous apprend pas que les cultures et les savoirs sont des produits historiques, inscrits dans des rapports de force, et donc susceptibles de porter leur lots de discriminations. Cela influence nécessairement notre manière de transmettre les savoirs. C’est ce qui fait que l’on peut faire lire des textes anciens, des « classiques », avec des propos sexistes, homophobes, racistes, antisémites, etc. et ne pas oser en parler. Mais il faut demander ce que ça produit chez les jeunes, de lire des propos qui les stigmatisent, et donc les excluent. Et le fait que ce soit « contextuel » (ce qui serait, encore une fois, à questionner), ne change rien à l’effet que ces discriminations produisent.
Et puis, tout simplement, il faut voir ce qui est concrètement étudié dans les programmes : la place qui est donnée, parmi les auteurs et autrices étudié.es, aux femmes, aux personnes racisées, et à tous les groupes marginalisés. Pour ne donner qu’un exemple, dans le programme de la session 2022 de l’agrégation de lettres modernes, on ne compte que deux autrices sur 14 auteur.ices. Et bien sûr, il ne s’agit que de personnes blanches. C’est comme ça qu’on est formé.e.
Comment alors transformer l’enseignement du français en chemin d’émancipation ?
Dans la lignée des pédagogies critiques, pour moi, l’objectif de l’enseignement, c’est la transformation sociale. C’est conscientiser ensemble les rapports sociaux afin d’augmenter notre puissance d’action et de révolte, et nous donner la confiance nécessaire pour lutter, et construire un monde juste.
Pour le français, ça signifie prendre radicalement de la distance avec tout ce qui contribue à justifier des hiérarchies et des inégalités. Et faire donc que le français, comme langue, soit vraiment à celleux qui le parlent. Et donc accepter et même revendiquer que cette langue change, non pas seulement pour s’adapter à une époque, mais pour en faire un outil de lutte, d’émancipation.
Cela implique aussi de transformer notre rapport aux textes, à la construction de la culture, au « patrimoine » littéraire (ce qui implique, bien entendu, de détruire l’idée même d’un « patrimoine »). Et donc lire différemment, mais aussi proposer d’autres textes. Des textes qui ne soient pas seulement issus de la culture dominante, mais au contraire écrits par des personnes appartenant à des groupes marginalisés.
Le constat général est terrible et désespérant : peut-on selon vous combattre ce qui apparait systémique ?
Oui ! J’ai voulu proposer une critique politique radicale de l’institution scolaire, mais aussi pleine d’espoir. Je vois dans le pessimisme cynique, conduisant, en gros, à dire qu’il y a toujours eu des inégalités et qu’il y en aura donc toujours, une manière de naturaliser un ordre social inégalitaire. C’est en outre une stratégie employée par la classe dominante pour justifier leurs privilèges et les discriminations qui en découlent. Mais en étudiant l’histoire de l’institution scolaire, comme de tout fait social, on s’aperçoit que, certes, ce n’était pas mieux avant, mais que ce que nous avons est le produit de rapports de force et de pouvoir, et donc, pas d’une logique « naturelle »… C’est ce que montre par exemple le sociologue Paul Pasquali : des lendemains de la Commune à Parcours Sup, les élites ont défendu leurs privilèges, activement. Et ça, ça donne de l’espoir : parce que ce qui a été fait peut donc… être défait.
De la même manière, quand on comprend que les violences comme le sexisme, les lgbtqphobies, le racisme, le validisme et le classisme ne sont pas le résultat de rapports interpersonnels mais s’inscrivent dans des logiques politiques – ce qu’on appelle les violences systémiques -, ça ouvre la voie à la transformation sociale.
Bien entendu, c’est plus facile à dire qu’à faire, mais les possibilités existent, et sont d’ailleurs déjà là. À nous d’en prendre soin et de nous en saisir ensemble pour penser et construire une école véritablement émancipatrice.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Yuna Visentin, « Une autre Ecole est possible ! », Editions Leduc, 2022, EAN 9791028525538
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