Quels fondamentaux pour l’Ecole ? La 21ème édition de l’Université d’Automne du SNUipp-FSU s’est tenue à Port Leucate les 21, 22 et 23 octobre. Près de 400 enseignants et enseignantes se sont retrouvés pour des vacances studieuses sur les bords de la Méditerranée. Ateliers autour des apprentissages, du métier, de l’École animés par des chercheurs et chercheuses, table ronde autour de la littérature de jeunesse et trois grandes conférences ont rythmé le rendez-vous annuel de bon nombre de professeur•es des écoles. Grand témoin de l’Université, Philippe Meirieu revient sur cet événement qu’il a clôt en donnant une conférence.
On parle beaucoup des fondamentaux depuis le dernier ministère. Selon vous, il y a malentendu sur le sens de ces fondamentaux. Pourquoi ?
Oui, à mes yeux, il y a un double malentendu sur cette question des « fondamentaux ». D’abord un malentendu historique. En effet, contrairement à ce que certains affirment par ignorance ou en pratiquant une confusion délibérée, les « pères de la laïque » n’ont jamais réduit les objectifs de l’École au « lire – écrire – compter ». Tout au contraire, ils ont vivement critiqué cette conception étriquée qui dominait avant eux. C’est ainsi que Ferdinand Buisson écrivait dans son « Dictionnaire de pédagogie et d’instruction publique » : « L’instruction primaire, telle que la définit la loi du 28 mars 1882, n’est plus cet enseignement rudimentaire de la lecture, de l’écriture et du calcul que la charité des classes privilégiées offrait aux casses déshéritées: c’est une instruction nationale embrassant l’ensemble des connaissances humaines, l’éducation tout entière, physique, morale et intellectuelle; c’est le fondement sur lequel reposera désormais l’édifice tout entier de la culture humaine. (…) Nous ne sommes aujourd’hui qu’au début, et bien des obstacles se dressent encore devant l’œuvre commencée ; mais la démocratie moderne a pris conscience d’elle-même, elle sait que c’est la condition de son avenir. » Et Jules Ferry lui-même, au congrès pédagogique des instituteurs de France du 19 avril 1881, avait été encore plus précis en affirmant : « Les leçons de choses, l’enseignement du dessin, les notions d’histoire naturelle, les musées scolaires, la gymnastique, les promenades scolaires, le travail manuel de l’atelier placé à côté de l’école, le chant, la musique chorale. Pourquoi tous ces accessoires ? Parce qu’ils sont à nos yeux la chose principale, parce que ces accessoires feront de l’école primaire une école d’éducation libérale. Telle est la grande distinction, la grande ligne de séparation entre l’ancien régime, le régime traditionnel, et l’École de la République. »
Mais il y a aussi un autre malentendu, plus philosophique. Prenons l’exemple de l’architecture. Dans un bâtiment, les « fondations » sont constituées par la partie, le plus souvent enfouie, d’un bâtiment qui le stabilise durablement. En revanche, ce qui « fonde » un bâtiment et en représente le « fondement » est le projet qui a présidé à sa construction et qui en désigne, à la fois, l’utilisation future et le sens qu’il aura pour ses usagers. La construction d’un bâtiment commence ainsi toujours par les fondations, mais ces dernières sont conditionnées par un « fondement » qui leur préexiste et en conditionne la structure même. Il est ce qui le rend possible, en justifie l’existence et donne sens tant à son édification qu’à son usage, tout au long de son histoire.
En matière scolaire, « lire, écrire et compter » renvoie évidemment aux « fondations » de la scolarité mais nullement à son « fondement ». En effet, ces « fondamentaux » sont aussi nécessaires à la poursuite de la scolarité que les fondations le sont à la construction d’un édifice, mais ils ne disent rien du projet fondateur de la scolarisation. De plus, en déconnectant les « fondations » du « fondement », on en fait des objectifs formels, voire arbitraires, et on les vide de ce qui peut permettre de percevoir leur sens. Et les « fondateurs » – qui ont posé, tout à la fois, le « fondement » et les « fondations » de l’École de la République – ont toujours souligné que ses finalités n’étaient pas l’inculcation de procédures mais la formation du citoyen pour une société démocratique. C’est ce « fondement » qui doit guider l’ensemble des activités scolaires, tant en ce qui concerne les contenus que les méthodes. Bref ! Si un fondement sans fondation reste une abstraction, des fondations – ou « fondamentaux » – sans fondement sont absurdes… et voués à n’être très vite qu’un champ de ruines !
Selon vous, l’un des fondamentaux de l’école est de garantir un avenir à ses élèves. N’est-ce pas le cas aujourd’hui ?
Non, je ne crois pas ! Nous tentons, sans y parvenir vraiment, de leur garantir un futur, professionnel et social… Mais sans nous rendre compte que, pour eux, l’avenir est loin d’être évident ! Nous leur transmettons des savoirs que nous pensons utiles, chipotons sur leur maîtrise des soi-disant « fondamentaux », tout en leur transmettant un monde dont l’avenir est gravement compromis. C’est un jeu de dupes et il ne faut pas nous étonner que beaucoup d’élèves ne nous prennent pas vraiment au sérieux. C’est pourquoi j’ai été vraiment heureux que, lors de cette université d’automne, nous puissions réfléchir de manière approfondie sur l’articulation, plus que jamais nécessaire, entre écologie et pédagogie, tout à la fois en termes de méthodes et de contenus
Et puis, nous avons toutes et tous constaté, pendant ces journées, que, dès lors que l’enseignement se réduit à un ensemble de savoir-faire standardisés, strictement mesurables et comparables… quand les savoirs scolaires ne sont pas ressaisis comme des outils d’émancipation capables de nous aider à comprendre le monde et à le rendre meilleur… quand les approches culturelles – qu’il s’agisse de la géographie, des arts plastiques ou de la littérature de jeunesse – sont marginalisés, la présence à l’école, pour les enseignants comme pour les élèves, perd tout son sens. On n’est plus là pour se préparer à affronter le futur et construire un avenir, on est là pour répondre aux injonctions technocratiques, préparer des tests, remplir des tableaux Excel, « gérer » les relations avec les parents ou avec les institutions, etc. On perd le goût, comme me l’ont indiqué de nombreux participants, de l’échange entre collègues sur des questions pédagogiques fondamentales, de l’engagement dans des projets collectifs à partir des besoins des enfants, du dialogue avec nos partenaires… On « gère » le présent, chacun pour soi, comme dans un naufrage. C’est terrible ! Nos « intellectuels » dénoncent volontiers le « présentisme » d’une société incapable de se projeter dans l’avenir. Dommage qu’ils cautionnent trop souvent une École où l’on « s’occupe » dans le présent sans véritable perspective, sans donner à ce que l’on fait un véritable fondement en termes d’émancipation et de solidarité.
Vous dites que les droits des enfants énoncés par la Convention Internationale des Droits de l’Enfant, signée par la France en 1989, ne sont pas respectés aujourd’hui. Cette Convention est au-dessus de nos lois selon l’article 55 de la constitution française. Vous invitez donc les enseignants à « dégainer l’article 55 ». Est-ce une provocation ?
Non pas du tout. Il faut quand même rétablir de temps en temps la hiérarchie des textes ! A ce titre, la Convention Internationale des Droits de l’Enfant est bien au-dessus de la dernière circulaire ministérielle. Et c’est un texte qui nous oblige. Un texte qui est parfaitement opposable à une multitude de maltraitances institutionnelles que subissent les enfants aujourd’hui.
Je pense bien sûr, d’abord, à l’accueil inconditionnel des enfants – qui qu’ils soient et d’où qu’ils viennent – et aux droits fondamentaux qu’ils ont de vivre et d’étudier dans des conditions matérielles et psychologiques décentes. Mais je pense aussi au droit qu’a l’enfant d’être reconnu dans toutes ses dimensions, corps et esprit, raison et sensibilité… un droit dont beaucoup de collègues ont souligné qu’il était mis à mal par la vision étriquée des fondamentaux. Il y a aussi le droit pour l’enfant d’être entendu « sur toutes les affaires qui le concernent » … ce qui ne veut pas dire, évidemment, d’être approuvé… mais c’est un droit dont nous sommes bien loin ! Et il y a le droit d’être, tout à la fois, reconnu dans sa singularité, avec des besoins spécifiques qu’il ne faut jamais oublier, et de s’inscrire dans un collectif où on va découvrir l’altérité et comprendre que, tout en étant différent, on partage avec les autres une même humanité. Et l’on pourrait continuer ainsi, évoquer le droit qu’à l’enfant de trouver sa place dans l’espace et dans le temps, son droit à découvrir que la loi fondatrice de toute socialité, celle qui protège les autres et le protège lui-même, est le refus de toute violence, un refus qui impose une vigilance et un effort de tous les instants, un travail qui doit être fait au quotidien dans la classe et qui n’est jamais achevé… Et je terminerai par un droit qui était là, en filigrane, dans tous les ateliers de l’UDA : le droit d’être considéré comme un sujet, stimulé dans son désir d’apprendre, mis en situation de recherche et d’enquête, intériorisant progressivement, grâce à l’interlocution de l’enseignant, le désir de précision, de justesse et de vérité ! Oui, voilà les vrais « fondements » de notre école et de notre métier !
Mais alors, quel est le rôle de l’enseignant aujourd’hui ?
Il va nous falloir trancher : l’enseignant est-il condamné à « rendre des services » aux « clients » de l’école ou bien a-t-il une « mission » d’intérêt général ? Il ne s’agit pas ici, évidemment, de mépriser ou même de marginaliser les parents d’élèves : tout au contraire ! Il s’agit de faire alliance avec eux pour travailler ensemble à une école plus juste, plus solidaire, plus tournée vers l’avenir. Comme je l’ai dit aux collègues du SNUipp-FSU, nous ne pouvons pas laisser nos gouvernants attiser la suspicion entre parents et enseignants. Cette suspicion est mortifère pour l’école publique ; elle fait le lit d’une école de la concurrence qui accroît les inégalités, creuse les écarts, encourage les communautarismes de toutes sortes. Il faut renouer le contact, au niveau local comme national, multiplier les échanges, développer en confiance des projets communs autour des droits fondamentaux des enfants et, en particulier, du premier d’entre eux : le droit à l’éducation. Ce n’est pas facile, je le sais bien. Mais je crois cela authentiquement fondamental…
Et puis, je voudrais qu’on lutte ensemble contre toutes les formes d’hégémonie de la « raison technicienne » dans l’éducation. Je vois monter, en effet, la songerie, pas très nouvelle mais particulièrement dangereuse à mes yeux, d’une école assujettie à un usage libéral du numérique censé résoudre tous les problèmes. Certes, je comprends bien que les enseignants coûtent cher et ne sont pas toujours de tout repos. Je sais aussi qu’on ne les contrôle pas facilement et que leur « mise à jour » est moins automatique que celle d’un logiciel… Mais je ne voudrais pas, pour autant, qu’on s’achemine doucement vers le remplacement du professeur par le processeur.
« Nous en sommes loin ! », disent les bonnes âmes… Mais ne doit-on pas s’inquiéter d’une stratégie déjà engagée ? Quand on recrute des enseignants par « job dating » et qu’on les forme en deux jours, quand on labellise des officines qui forment des AESH de droit privé, quand on laisse se développer, sous prétexte d’innovation, une « course aux subventions » qui met les écoles et établissements en concurrence, quand « les coachs en développement cognitif » fleurissent un peu partout, ne faut-il pas s’inquiéter de la dévalorisation objective du métier d’enseignant que cela représente ? Et quand le système tout entier devient une course d’obstacles avec des évaluations permanentes, quand les savoirs sont réduits de plus en plus à ce qui est « utile », bien loin souvent de ce qui serait « important », quand les GAFAM et les EDTECH disent pouvoir résoudre définitivement, avec le « learning analytic », tous les problèmes d’échec scolaire, ne faut-il pas se demander si l’horizon n’est pas finalement un système d’enseignement où des machines fabriqueront des machines ? Nul doute que la réduction des savoirs aux « fondamentaux procéduraux » va dans le même sens.
Mais, bien sûr, les militantes et militants présents à l’UDA ne se résignent pas à ces sombres perspectives. Ils ont affirmé fortement leur ambition pour des « fondamentaux » qui n’oublient pas le fondement, pour une école plus juste et émancipatrice, une école où des enseignants reconnus dans leur éminente dignité appellent toutes et tous au partage de savoirs ambitieux. Et ils sont convaincus que, comme le disait Fernand Oury, dans l’École pour laquelle ils militent, on n’apprendra pas à lire, écrire et compter aussi bien qu’ailleurs… mais mieux !
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda