Peut-on retourner le stigmate ? Comment expliquer la réussite scolaire d’élèves d’origine étrangère prédestinés à l’échec ? Béatrice Mabilon-Bonfils, directrice du laboratoire Bonheurs, université de Cergy, et Massouma Sylla, du même laboratoire, introduisent la notion de « capital ethnique » pour expliquer ces parcours de vie atypiques dans un ouvrage (Le capital ethnique, L’Harmattan) qui donne la parole à ces jeunes. L’origine ethnique peut être une force qui motive et qui aide à déjouer les déterminisme, nous disent-elles.
Qu’est-ce que le capital ethnique ? Est-il à rapprocher du capital culturel développé par Bourdieu ?
Massouma Sylla : Le capital ethnique est une synthèse de ressources que peut mobiliser un individu pour avancer dans la société. C’est un ensemble de savoirs, savoir-faire et savoir-être qui sont hérités et peuvent être cultivés par cet individu. L’acquisition de l’ensemble de ces éléments s’accomplit principalement au sein de la famille. Ce sont des gestes, des attitudes, des manières de se comporter dans le banal, le quotidien, en société, à l’école. La famille est donc une ressource mobilisable, une force motrice. Avant d’être des élèves, les enfants sont des individus influencés par l’environnement familial notamment. Cette influence peut être convertie en une ressource positive qui permet à ces enfants dont les familles sont perçues comme trop éloignées de l’école de parvenir à la réussite voire à l’excellence scolaire.
Béatrice Mabilon-Bonfils : Le capital ethnique ne se réduit pas à un capital qu’on s’approprie, qu’on se transmet, qu’on accumule. Il est aussi une forme de réappropriation réflexive des épreuves de son existence. C’est une forme de résistance, sorte de capital des « dominés », qui ne se réduit pas à une forme de capital social, fait de solidarités et de relations à l’intérieur du groupe. Et c’est cela qui en scelle la spécificité, un pouvoir d’agir liée à la conscientisation des rapports de domination mais aussi des potentialités afférentes.
A-t-il des effets sur les trajectoires scolaires – et après ?
Béatrice Mabilon-Bonfils : Dans notre ouvrage, nous avons choisi un terrain empirique : les réussites atypiques des élèves français de milieu modeste dont la famille sont originaires d’Afrique Subsaharienne et nous avons développé grâce au modèle théorique de la recherche biographique en quoi ce capital ethnique avait permis à ces élèves ou ex-élèves d’être en réussite scolaire en montrant comment le parcours migratoire des parents, l’implication spécifique des familles, le rapport au savoir des sujets, parfois le rapport à leur bi-identité constitutive, mais aussi la relation à une certaine assignation à résidence scolaire, le rapport à l’étiquetage ethnicisé, la conscientisation même de ces relations avaient des effets sur leur parcours de réussite scolaire, puis professionnelle.
Massouma Sylla : Les élèves et anciens élèves français enquêtés sont issus de classes sociales populaires et leurs parents n’ont pas ou peu fréquentés l’école. Il est ressorti de ces entretiens que malgré de nombreux handicaps sociaux, la volonté de prouver qu’être un enfant d’immigrés africains n’est pas un handicap. C’est au contraire une force qui motive. C’est aussi parce que les parents ont quitté leur pays pour offrir le meilleur à leur descendance que ces jeunes veulent réussir. Enfin, même si les parents ne sont pas familiarisés avec ce que leurs enfants apprennent à l’école, ils leur ont transmis les « codes » nécessaires pour être un bon élève – faire ses devoirs, écouter, poser des questions, apprendre ses leçons …
Quel intérêt de travailler ce concept ? Peut-on mettre en lien capital ethnique et discriminations ethniques ?
Massouma Sylla : Il est intéressant de travailler sur ce concept car les travaux de recherche montrent que les discriminations liées à l’origine existent dans notre société et à l’école aussi. Ces discriminations peuvent avoir des effets sur les parcours des individus. Nous avons voulu analyser pourquoi et comment certains de ces élèves qui sont supposés échouer parviennent à déjouer les déterminismes qui les destinent pourtant à l’échec. Il est intéressant d’étudier les processus développés par les jeunes et leur famille pour réussir et quels sont les motivations et les impacts sur leur vie.
Béatrice Mabilon-Bonfils : Penser les discriminations ethniques est essentiel et en France plus qu’ailleurs, pays où les inégalités de classes ont été travaillées – à bon droit, mais beaucoup moins les discriminations ethniques. C’est un travail que j’ai d’ailleurs mené dans l’ouvrage « Fatima moins bien notée que Marianne » avec François Durpaire en 2014. Mais l’idée ici était de penser le capital ethnique comme ressource positive, forme de solidarité autant que comme mode de résistance.
Ce n’est pas l’idée de vouloir dépasser les discriminations ethniques, qui sont un fait social, mais bien d’en prendre acte et de tirer parti des ressources d’empowerment par la mise à jour de ces dominations. Ce capital ethnique est une relation à soi et aux autres qui se construit dans l’épreuve, faisant émerger une compétence réflexive, celle-ci engendre un pouvoir d’agir des sujets. Ce capital ethnique est donc un construit social, fondé sur des normes, des valeurs et des attentes liées à la conception que les sujets se font de leur identité, ici celle d’« étranger sociologique » qu’ils soient étrangers ou pas ou de « minorités ». Il est justement lié à la position sociale subalterne/discriminée des groupes qui le détiennent.
Comment se saisir des résultats de votre recherche ?
Massouma Sylla : Il est primordial, je pense, de voir ces personnes pour ce qu’elles sont. Toutes les personnes que nous avons rencontrées se définissent comme des Français avant tout. Ils sont nés en France, ont grandi en France, ont fait la majeure partie de leur scolarité en France, ils connaissent plus l’histoire de la France que celle du pays de leurs parents et la langue dans laquelle elles expriment leurs émotions est le français. Ils ne renient pas l’origine de leurs parents. Les résultats de notre recherche indiquent que c’est le syncrétisme de ces cultures qui les mène sur le chemin de la réussite.
Béatrice Mabilon-Bonfils : Nous appelons à la fin de l’ouvrage à la communauté scientifique pour qu’elle se saisisse de manière critique de ce concept pour analyser d’autres types de situations de domination. Si un doctorant avait envie d’effectuer ce travail sur les élèves dont la famille sont originaires du Maghreb, je dirigerai cette thèse pour voir comment ce concept est heuristique ou pas pour saisir le parcours scolaire ces populations.
Et à l’école ?
Massouma Sylla : Nous avons relevé que c’est à partir du moment où ils entrent à l’école que ces enfants prennent conscience qu’ils sont perçus comme étant différents. Ils affirment que l’école contribue à les renvoyer vers une image négative de l’origine africaine de leurs parents. Ils parlent de l’esclavage et de la colonisation comme d’un renvoi à une position subalterne dans la société. Dès lors, c’est par leur réussite scolaire que ces jeunes vont montrer qu’être issu d’une minorité ethnique en France n’est pas une fatalité mais une force.
Béatrice Mabilon-Bonfils : Former les enseignants à saisir à la fois les faits de discriminations ethniques dans et par l’Ecole est aussi essentiel qu’à percevoir les effets de ce capital ethnique.
A vous entendre Mme Sylla, ceux qui ne réussissent pas n’étaient pas assez motivés tout simplement ?
Béatrice Mabilon-Bonfils : Le socle scientifique de notre réflexion est la question des discriminations ethniques dans et par l‘école et l’incapacité de l‘école à prendre à bras le corps cette question dans son objectivation autant que dans la formation des professeurs. C’est le cœur même de mon travail de recherche. Les faits de discrimination ethnique, qui renforcent les inégalités sociales face à l’École autant que le sentiment de discrimination ethnique à l’École ressenti par les élèves demeurent prégnants. Mais dans cette recherche nous avons voulu aussi penser les réussites atypiques et mobiliser un des ressorts de cette réussite, qu’est le capital ethnique, qui conscientisé et mobilisé peut avoir de effets positifs. Cela ne gomme en rien la structure des inégalités scolaires. Aucune analyse en termes de motivation singulière des individus ne peut en rendre compte.
Massouma Sylla : De nombreux facteurs expliquent l’échec scolaire. Le capital ethnique n’est pas la cause unique de la réussite des jeunes que nous avons rencontrés. Pour P. Perrenoud, la réussite scolaire tient au fait que l’enfant maîtrise parfaitement son métier d’élève. Il sait ce qu’on attend de lui, tant au niveau des savoirs que des savoir-être et des savoir-faire. Le capital ethnique agit d’une part sur la maîtrise de ce métier d’élève. D’autre part, il s’agit aussi de motiver les individus à être les meilleurs. L’origine ethnique n’est pas la cause de l’échec ou de la réussite. C’est la perception positive ou négative que les individus s’en font qui a un rôle à jouer sur leur parcours scolaire. Nous avons abordé la notion de « retournement du stigmate ».
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
Béatrice Mabilon-Bonfils, Massouma Sylla, Le capital ethnique. Contribution à une infra-politique des dominés, L’Harmattan, ISBN : 978-2-36085-112-6, 14€.