« Comment devient-on raciste ? » est une bande dessinée qui mêle témoignage, réflexion personnelle et scientifique. « J’ai peur pour mes enfants ? » écrit l’illustrateur Ismaël Meziane qui partage sa colère et ses peurs. Il s’est associé à Carole Reynaud-Paligot, historienne et Évelyne Heyer, anthropologue généticienne pour proposer un ouvrage didactique sur le racisme. « On parle assez peu de phénomènes bien connus en psychologie sociale comme la « prophétie auto-réalisatrice », et pourtant c’est essentiel dans le domaine du racisme et du sexisme. Sous la menace du stigmate, les individus peuvent perdre confiance en eux et moins bien réussir, ce sont des phénomènes essentiels dont il faut prendre conscience dans le domaine de l’éducation » explique Carole Reynaud-Paligot. La bande dessinée propose d’identifier, de comprendre le racisme pour en déjouer les mécanismes. L’historienne répond aux questions du Café pédagogique.
Comment est né cet ouvrage entre un illustrateur et deux chercheures ?
L’artiste Ismaël Méziane, qui avait déjà réalisé une BD primée au festival d’Angoulême, a visité l’exposition du Musée de l’Homme « Nous et les Autres. Des préjugés au racisme » dont Evelyne Heyer et moi-même avons été co-commissaires. Enthousiaste après sa visite, il nous a proposé de réaliser une BD évoquant son histoire personnelle (il est issu de l’immigration algérienne), et les analyses que proposent les sciences sociales.
Pourquoi la BD ? et comment la chercheure que vous êtes a-t-elle appréhendé ce support ?
C’est un support qui permet de diffuser vers un autre public les recherches scientifiques, c’était donc pour nous une formidable opportunité à saisir ! Les recherches en sciences sociales sont trop peu diffusées au sein de l’espace public.
La BD aborde différentes notions scientifiques qui mènent au racisme : la catégorisation, la hiérarchisation et l’essentialisation. Comment définir le racisme ?
On pense que la définition la plus pertinente est justement ce processus qui nous entraîne à ranger des individus dans des catégories qui circulent dans la société et à leurs attribuer des caractéristiques culturelles et psychologiques, puis à figer ces caractéristiques. Cela permet de comprendre comment tout ceci se déroule, donc ne pas se limiter à une condamnation morale mais à analyser le phénomène : pourquoi ces catégories sont-elles utilisées à un moment donné ? Pourquoi des stéréotypes circulent ? Qui les diffuse ? Qui nous incite à les utiliser ? Quels sont les enjeux politiques et économiques ?
Il faut comprendre ce processus pour pouvoir lutter contre la catégorisation, l’assignation identitaire, la fabrication et la circulation des stéréotypes.
Définir le racisme pour le comprendre et le déjouer. Un travail incessant et toujours d’actualité ?
Cela permet effectivement de sortir du fatalisme et du sentiment d’impuissance : « le racisme a toujours existé ». Les sciences sociales fournissent des éléments qui nous permettent de comprendre pourquoi les idées racistes se diffusent à un moment donné, pourquoi elles se recomposent, évoluent, s’atténuent aussi, mais les sciences sociales permettent également de mieux comprendre les conséquences du racisme sur les individus. On parle assez peu de phénomènes bien connus en psychologie sociale comme la « prophétie auto-réalisatrice », et pourtant c’est essentiel dans le domaine du racisme et du sexisme. Sous la menace du stigmate, les individus peuvent perdre confiance en eux et moins bien réussir, ce sont des phénomènes essentiels dont il faut prendre conscience dans le domaine de l’éducation.
La BD aborde la question coloniale, l’esclavagisme, et le racisme institutionnalisé, le racisme d’Etat à travers l’histoire et le monde. Qu’en est-il aujourd’hui en France et dans le monde ?
Il faut à chaque fois historiciser et ne pas confondre le racisme d’Etat (lorsque des lois antiracistes sont en vigueur) avec l’incapacité et l’absence de volonté des Etats de lutter contre le racisme. Il faut mieux prendre en compte les rapports sociaux. Les exemples de racismes institutionnalisés nous montrent que les situations de domination économique et politique (esclavagisme, colonisation, nationalisme) entraîne la diffusion de stéréotypes qui permettent de justifier ces dominations moralement injustifiables. Aujourd’hui, il faut analyser les héritages de la période coloniale mais aussi les dominations de certains pays, de certaines cultures. Les dominations économiques d’aujourd’hui (défense des intérêts des anciennes puissances coloniales mais aussi achat à bas coût des matières premières dans les pays du Sud) entraînent des visions négatives des autres cultures, toujours jugées « en retard », « incapable de se développer », autant de représentations qui permettent de justifier ces dominations. Il faut mettre tout cela à plat, et cela passe aussi par un autre regard sur les cultures non occidentales, mais aussi par des relations économiques et politiques plus égalitaires.
Propos recueillis par Djéhanne Gani