L’enseignement du français constituerait-il désormais un effarant jeu de dupes ? D’un côté les enseignant·es, l’institution, les parents, toute une société qui sacralise les livres et diabolise les écrans : tous et toutes émettent une injonction permanente à la lecture, d’œuvres intégrales, littéraires, imprimées. De l’autre les élèves : beaucoup développent, avec plus ou moins de talent et d’efficacité, des stratégies d’évitement de la lecture des œuvres intégrales, littéraires, imprimées, que leur impose l’Ecole. Ces « non-lecteurs scolaires » font l’objet d’une fort intéressante étude de Maïté Eugène : Etudier la littérature sans la lire ? Comme dans le célèbre essai de Pierre Bayard Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, la non-lecture est ici considérée moins comme une paresse que comme une activité à part entière. Peut-être devient-il alors possible de regarder la réalité en face ? et d’agir ?
Pas de panique !
Sur un tel sujet, il convient de résister à la panique morale qui pourrait s’emparer de l’Ecole et frapper de désespoir bien des professeur·es de français.
Il faut d’abord rappeler l’Histoire. Au temps de la scolastique, on discutait des commentaires sur les œuvres plus qu’on ne les lisait. Pendant longtemps, c’est la lecture que la société regardait avec méfiance, tant elle était perçue comme dangereuse pour un lectorat nouvellement alphabétisé ou moins doté en capital culturel, en particulier les jeunes, les classes populaires, les femmes. La didactique de la littérature fut longtemps essentiellement celle des morceaux choisis : le but était de construire une posture d’admiration, envers la « valeur esthétique et morale » des textes et la « mythologie nationale » de nos « grands auteurs ». A rebours du déclinisme ambiant, « dès le milieu du 19ème siècle, des rapports d’examen regrettent que des candidats au baccalauréat expliquent les textes d’auteurs grecs, latin, ou français sans les avoir lus. »
Inutile ensuite de chercher des boucs émissaires. C’est la faute à l’Ecole ? En réalité, il y a érosion des pratiques de lecture dans toute la société et, selon le point de vue actuel des classes dominantes, le capital culturel n’est plus la culture lettrée. C’est la faute au numérique ? Dans les faits, la baisse de la lecture de livres précède l’avènement d’internet et « les élèves les plus performants à l’école ont des activités de lecture sur écran plus nombreuses, plus régulières et plus diversifiées que les élèves rencontrant des difficultés ».
Plutôt de la lucidité…
Il parait alors nécessaire de situer la non lecture scolaire dans son contexte général. « Les enquêtes attestent d’un décrochage autour des 13-14 ans » et « quelque chose se joue à l’adolescence » pour détourner du goût des livres : les ados préfèrent aux pratiques qui isolent les activités qui relient ; la culture populaire leur est plus « tendance » que la culture de la classe dominante ; à cet âge on aime transgresser les commandements du monde adulte, y compris l’injonction à la lecture ; les jeunes développent sur internet de réelles compétences de lecture buissonnière, mais qui sont « différentes de celles requises pour la lecture longue et linéaire de genres tels que le roman » (en voie d’obsolescence ?) ; l’écart se creuse entre les lectures personnelles et le corpus essentiellement patrimonial d’une « lycérature » qui éloigne en réalité de la littérature ; le système lui-même a inversé la hiérarchie des filières scientifiques et littéraires au point que lire a même cessé d’être scolairement rentable.
Il faut encore renoncer à certaines illusions sur la lecture. Au premier chef, l’illusion de la continuité et de la complétude, l’idée « que l’on pourrait aller du premier mot au dernier mot d’un texte avec une attention constante qui ne laisserait échapper aucune de ses données ». Entre lecture et non-lecture, il y a bien des porosités, bien des modalités diverses d’appropriation subjective d’une œuvre, bien du plaisir aussi à y gambader à sa façon (« Bonheur de Proust : d’une lecture à l’autre, on ne saute jamais les mêmes passages », Roland Barthes). Dès lors, la « non-lecture doit cesser d’être dévalorisée » : de Montaigne à Bayard en passant par Gracq, bien des écrivain·es témoignent qu’elle peut être un exercice de curiosité, un effort de culture, une profession de foi, une pratique lettrée.
… et de la combativité
Pour appuyer sa recherche, Maïté Eugène a suivi toute l’année 2018-2019 une classe de 2nde de 35 élèves dans un lycée de la périphérie de Montpellier. Livre non ouvert, lecture buissonnière, braconnage de ressources en ligne … : les pratiques de non-lecture sont massives, diverses, variables selon les œuvres. S’y joue avec l’enseignant·e « une partie de poker menteur ». Avec beaucoup de perdant·es : les élèves qui n’ont pas lu le livre pour le contrôle de lecture ou l’exposé demandé, l’enseignant·e qui perd du temps et de l’autorité à essayer, souvent en vain, de repérer les non lecteurs scolaires.
Le ver serait-il dans le fruit ? En l’occurrence dans les programmes actuels de lycée ?
Les contenus et les démarches, expliquent l’autrice et bien des expert·es, y mettent en avant l’acquisition de connaissances, sur la littérature ou sur la langue, plutôt que la « construction de soi » et la « pédagogie de l’autre » (Vincent Jouve) à travers la pratique de la lecture. A quoi bon alors pour l’élève lire les nombreuses œuvres prescrites quand il suffit d’apprendre les cours pour obtenir des résultats satisfaisants à défaut d’être honnêtes ? Pour préparer au mieux l’EAF, la « rentabilité didactique » amène d’ailleurs bien des enseignant·es à se concentrer sur l’étude d’extraits et à favoriser l’approche analytique plus que l’expérience sensible du sujet lecteur. Les exercices fort rhétoriques que sont le « commentaire » et la « dissertation » exigent de l’élève la « marginalisation de sa subjectivité de lecteur » comme « condition de réussite scolaire » (Gérard Langlade). Allons jusqu’au bout de la démonstration : les programmes actuels font obstacle à une expérience féconde de la littérature, cet obstacle doit donc être levé.
Nos représentations et pratiques seraient-elles aussi à revoir ?
Ce qui nous importe, l’étude de la littérature, n’est guère essentiel à beaucoup d’élèves : « la priorité devient de convertir les élèves au sens de l’enseignement de la littérature ». Donc d’expliciter les enjeux ? et de les rendre sensibles ?
L’enseignement tend à considérer que maitriser un roman, c’est en connaitre l’histoire, la « diégèse » : dès lors, pour réussir un « contrôle de lecture », il apparait plus efficace de trouver « un bon résumé » que de lire l’œuvre entière ou même d’en regarder une hasardeuse adaptation. Peut-être le travail d’interprétation doit-il devenir plus essentiel que l’effort de compréhension ?
Comme dans la 2nde partie de l’oral de l’EAF, on invite le plus souvent l’élève à faire l’éloge d’une œuvre appréciée : notre culture du panégyrique construit jusque chez les non-lecteurs un savoir-faire, la capacité à s’ajuster aux attentes, une rhétorique de la « sensibilité sur commande », un art scolaire du mensonge. « Déprécier une œuvre imposée ou conseillée par son enseignante nécessiterait sans doute d’avoir des arguments plus solides que ceux avancés pour la vanter »…
La lecture de l’œuvre « s’effectue en autonomie hors de la classe en amont de l’étude comme si les obstacles pouvaient être levés seuls par les lycéens ». Il apparaît au contraire impératif de déployer des dispositifs d’impulsion et d’accompagnement de la lecture, et ce à l’intérieur même des heures de cours : journaux de personnages, blogs participatifs, carnets de lecture, activités de mise en voix … peuvent aider les élèves et favoriser leur engagement.
Nous envisageons la lecture intégrale de l’œuvre comme un prérequis pour en mener l’étude. Or, par exemple au cours de « débats interprétatifs », de « moments éthiques » ou encore d’ateliers d’écriture, il est possible de faire advenir des rencontres authentiques entre les élèves non-lecteurs et la littérature, « en les faisant circuler dans l’œuvre fantôme », « spéculer sur ses différentes significations », « investir les questions qu’elle soulève en écoutant les échos qu’elle peut entretenir avec l’actualité et leur propre existence. » Et les activités de médiation dans la classe s’avèrent aussi cruciales pour favoriser l’intelligence sensible de l’œuvre : « Claire Augé, qui a, d’une certaine façon, institutionnalisé la non-lecture, dans des séquences portant sur des tragédies de Racine, en demandant à ses élèves de ne lire que les passages dans lesquels intervenait le personnage qu’ils s’étaient vu attribuer, soutient que la non lecture a libéré la parole des élèves sur des œuvres sacralisées qui empêchaient l’avènement d’une parole personnelle. »
« Quand rien ne se joue d’autre dans la lecture intégrale que la mésestime de soi, mieux vaut sans doute, comme Yann ou Julia, y renoncer », note Maïté Eugène dans sa conclusion. Puisse sa passionnante enquête nous aider à ne pas sombrer dans le découragement, à gagner en clairvoyance et combativité.
Jean-Michel Le Baut
Maïté Eugène, Étudier la littérature sans la lire ? Enquête sur les non-lecteurs scolaires, Presses Universitaires de Rennes, 21/11/2024, EAN 9782753595859
Sur le site de la maison d’édition
Dans Le Café pédagogique : En finir avec la religion scolaire de la lecture
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Dans Le Café pédagogique : Béatrice Shawky-Milcent : A quoi bon lire au lycée ?