J’ai le souvenir de séries de bandes dessinées historiques destinées à visée pédagogique de l’histoire de France ou de Suisse. Généralement, elles passaient à côté tant de l’histoire que de l’art de la bande dessinée. Au final, elles étaient inopérantes à dynamiser un tant soit peu l’enseignement de l’histoire. Récemment, j’ai replongé dans deux publications récentes tentant de renouveler le genre, histoire d’en mesurer l’évolution du genre. À ma droite, je dispose de la série ”Le fil de l’histoire raconté par Ariane et Nino” avec l’album ”Le Mur de Berlin. Au cœur de la guerre froide” des éditions Dupuis. À ma gauche, les éditions La Découverte et la Revue dessinée proposent une Histoire dessinée de la France et son volume 7 consacré à la France des croisades (”Croisades et Cathédrales. D’Aliénor à Saint-Louis”).
Le dessin
Incontestablement, du côté du dessin, le trait de plume s’est modernisé et mis au goût du jour. Le rendu est agréable. Les publics visés sont néanmoins quelque peu différents. Clairement la série ”Le fil de l’histoire raconté par Ariane et Nino” vise un jeune public scolaire avec un format (17 x 13,5 cm) se rapprochant des livres jeunesses et d’une série telle que les Max & Lili. Concernant l’Histoire dessinée de la France, le format et le dessin est celui d’une bande dessinée pour adultes (26 x 20,5 cm) ou jeunes adultes. Le podcast no 80 de Paroles d’histoire consacré à l’Histoire médiévale et bande dessinée, avec Fanny Madeline et Valérie Theis confirme ce parti-pris.
Les auteurs
Dans les deux cas, un duo d’auteur est à la manœuvre. ”Le Mur de Berlin. Au cœur de la guerre froide” nous indique qu’il est composé de Fabrice Erre, docteur en histoire et professeur d’histoire-géographie au lycée et de Sylvain Savoia, dessinateur de la série Marzi et des Esclaves oubliés de Tramelin. Ces deux auteurs le sont pour l’ensemble des volumes de la série.
Concernant ”Croisades et Cathédrales. D’Aliénor à Saint-Louis”, il est indiqué que Fanny Madeline est maîtresse de conférence à l’Université Paris I et anciennement enseignante en lycée et de Daniel Casanave, spécialisé dans l’adaptation en BD d’œuvres littéraires, de biographie ou de bande dessinée documentaire.
On peut constater que les compétences historiques, enseignantes et en bande dessinée sont mises en avant par les deux collections pour attester du sérieux de la démarche. Dans la présentation de sa collection, ”Le fil de l’histoire raconté par Ariane et Nino” indique clairement sa volonté d’intégrer la classe d’histoire : Ces livres peuvent servir d’outil pédagogique, car ils suivent le programme scolaire.
Concernant la collection Histoire dessinée de la France, les thématiques de recherche de Fanny Madeline sont également mises en avant pour attester de son lien avec les recherches historiques récentes. La présentation de la collection au début du volume met en évidence la volonté d’une mise à jour de l’histoire de la France en fonction des connaissances et des recherches actuelles. Il est aussi précisé que la collection est dirigée par un historien : Sylvain Venayre, professeur d’Histoire contemporaine à l’Université Pierre-Mendès-France (Grenoble II). Chaque numéro de la série est composé d’un tandem ou trio différent.
La narration
Les deux bandes dessinées nous proposent un duo de narrateur. Pour le ”Le fil de l’histoire raconté par Ariane et Nino”, il s’agit de deux enfants. Ariane est la narratrice principale. Nino lui pose des questions pour lancer ou relancer la discussion. Tout le récit est assumé par Nina à l’exception de deux occasions où des propos tenus par des acteurs de la guerre froide sont insérés à la narration. La première fois, page 20, il s’agit de John F. Kennedy et d’un extrait de son discours « Ich bin ein Berliner ». En page 28, c’est la lecture en conférence de presse télévisée par Günter Schabowski, secrétaire du Comité central chargé des médias en RDA, membre du bureau politique du SED, d’une décision du conseil des ministres sur une nouvelle réglementation des voyages, dont il s’avère plus tard qu’elle n’était pas encore définitivement approuvée, ou, selon d’autres sources, ne devait être communiquée à la presse qu’à partir de 4 h le lendemain matin. Il est à noter que si le nom de John F. Kennedy est indiqué, Günter Schabowski n’est pas cité.
Concernant ”Croisades et Cathédrales. D’Aliénor à Saint-Louis”, les deux narrateurs sont des voyageurs adultes qui se rencontrent par hasard dans un TGV. L’homme est un passionné d’histoire médiévale, lisant un ouvrage ”daté” sur les croisades « mais parfois, rien ne vaut un bon classique » (p. 6). La femme est à la recherche d’idées pour un scénario et l’amène sur le tournage d’un épisode d’une série historique. Le récit est assumé, à tour de rôle, par les deux narrateurs et relancé par leurs questions mutuelles. Nous sommes dans le registre de la discussion pouvant s’apparenter parfois à l’expression de différents points de vue.
Régulièrement des acteurs de l’époque interviennent dans la narration et offrent de nouveaux points de vue potentiels. Un dialogue à trois peut s’engager (p. 25):
– Narrateur : « À votre avis, quelle serait une expérience véritable et sensible du Moyen-Âge
– Moine : Partir en pèlerinage, je pense
– Narratrice : Chiche !
Par ailleurs, en certaines occasions, le discours n’est plus tenu ni par un des deux narrateurs ni par des acteurs de l’époque. Ces discours figurent non plus dans des bulles, mais dans des rectangles : « Ainsi commença la croisade contre les Albigeois » (p. 76).
On constate donc que si le procédé narratif (deux narrateurs) paraît identique au premier abord, il n’en est rien au final. Dans le premier cas, nous sommes en présence d’un récit univoque porté par Nina. Il se présente sous la forme d’un cours magistral dialogué. C’est aussi l’illustration d’un discours-vérité (https://www.dupuis.com/univers/FR/arianeetnino.html) : Une nouvelle façon claire et vivante d’apprendre l’Histoire grâce à la narration dialoguée et aux deux héros auxquels on s’identifie. Le système narratif permet de clairement distinguer les éléments historiques. On apprend des choses vraies !
Dans le second cas, nous sommes en présence de deux points de vue ad minima, complétés en certaines occasions par des discours endossés par des personnages de l’époque concernée ou complétés par le discours d’un super narrateur. Cette façon de procédé s’écarte clairement du discours-vérité déployé par ”Le fil de l’histoire raconté par Ariane et Nino” et se rapproche effectivement et concrètement d’une vulgarisation de l’histoire savante et des recherches actuelles en la matière.
Pour autant, le volume ne va pas jusqu’à s’inscrire dans les pas d’une histoire mondiale de France telle que l’a proposé récemment Patrick Boucheron (Histoire mondiale de la France — Wikipédia). En cela, elle recèle une certaine ambiguïté par rapport à son projet éditorial consistant à sortir l’histoire de France de son cadre national et des images d’Épinal. On retrouve d’ailleurs Saint-Louis rendant justice sous son chêne (p. 88). La vignette gardant paradoxalement toute sa force malgré le commentaire qui s’en suit aux vignettes suivantes.
Le discours historique
Le récit historique proposé par ”Le fil de l’histoire raconté par Ariane et Nino” est un récit linéaire. Nous sommes en présence d’une histoire-récit fort classique, construit sur une histoire factuelle et politique. Cette histoire articulée autour de « grands » personnages historiques (Nikita Khrouchtchev, John F. Kennedy, Willy Brandt, Erich Honecker, Mikhaël Gorbatchev, Helmuth Kohl ou de quasi-personnages (les Russes, les Américains, le gouvernement de la RDA, les Berlinois).
Pour sa part, ”Croisades et Cathédrales. D’Aliénor à Saint-Louis” se distingue par un récit non linéaire mélangeant parfois passé et présent. Dans certains cas, les personnages médiévaux peuvent également faire des commentaires de nature historique: « Nous ne sommes pas encore au temps où l’église favorisera le recul généralisé de la propreté en faisant fermer les bains publics dont la plupart étaient pourtant hérités de la période antique » (p. 75) ou, même de nature d’une philosophie de l’histoire :
– Personnage albigeois : « Faudrait savoir ! On veut la parole du vécu ou la doxa ? »
Le discours comporte également des anachronismes assumés :
– Personnage de l’époque : « Vous voulez dire le management agronomique et l’exploitation sociale »
– Narratrice : « J’y crois pas ! Des paysans anarcho-syndicalistes ! » (p. 27)
Les champs de l’étude de l’histoire présentés sont multiples : histoire politique, histoire socio-économique, histoire religieuse, histoire culturelle, histoire climatique, public history.
L’organisation du volume, place et type des « documents »
Après deux vignettes introductives, ”Le fil de l’histoire raconté par Ariane et Nino” place nos deux narrateurs dans le passé en 1961, dans la Guerre froide et dans une Allemagne coupée en deux depuis 1945 (p.4-5). Les personnages d’Ariane et Nino sont intégrés dans l’histoire de Berlin après 1945 et jusqu’à aujourd’hui. Certaines images sont basées sur des images-symboles ou marquantes de cette époque, telle la photographie intitulée Le Saut vers la Liberté, prise le 15 août 1961 à Berlin par le photographe Peter Leibing, et surprenant un jeune policier de la Volkspolizei-Bereitschaften (VPB) de la RDA, Conrad Schumann, 19 ans, en train de sauter par-dessus les barbelés de la frontière séparant la RDA de la RFA (Histoire de l’image : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sautverslaliberté).
Globalement, les vignettes reprennent, recardent, recomposent ou modifient les images de la période. Des cartes historiques complètent le dispositif narratif. Nous sommes proches de la composition et d’un traitement des images d’une série télévisuelle de type Apocalypse.
Au terme du récit, un dossier documentaire de 8 pages est proposé. Ce dossier pédagogique présente deux dirigeants de l’époque (Willy Brandt et Erich Honecker) et trois personnages ayant passé à l’Ouest (Conrad Schumann; Christa et Joachim Neumann dont deux, la thématique du rideau de fer et celle du passage du mur. Ce dossier documentaire se conclut par l’indispensable frise chronologique inspirée des manuels scolaires.
L’organisation de la collection Histoire dessinée de la France est beaucoup plus complexe. Les planches distinguent graphiquement et visuellement celles correspondant à la période actuelle de celles inscrites avec les deux voyageurs dans un temps médiéval recomposé ainsi que de vignettes présentées sous la forme de documents patrimoniaux tels qu’on peut les trouver dans des manuels scolaires. Ces vignettes patrimoniales peuvent occuper une page entière (une scène de foire, p. 46; Prêche de Bernard de Clairvaux au Vézelay, p. 54; le mariage de Jeanne de Toulouse avec Alphonse de Poitiers, p. 99) et disposent d’une mise en couleur spécifique. Il en est de même pour les planches correspondant au discours d’un super narrateur réalisées avec une autre mise en cou-leur. Les niveaux de lecture et d’intertextualité sont multiples et nécessitent d’importantes compétences en lecture et en compréhension des différents types de discours historiques intégrés au volume.
Par ailleurs, cette bande dessinée propose une succession de parties et de chapitres :
– La société médiévale (p. 9-53) : Saints et Reliques (p. 19-25); Le travail aux champs (p. 26-31); Le mariage et les sacrements (p. 33-35); Les ordres mendiants : les Franciscains (p. 36-37); etc.
– Les croisades (p. 54-71)
– etc.
Ces chapitres sont autant de leçons possibles pour le cours d’histoire. Nous nous rapprochons de la construction d’un manuel avec ses chapitres et ses dossiers documentaires. À la fin du récit, ”Croisades et Cathédrales. D’Aliénor à Saint-Louis” propose 8 dossiers documentaires de 6 à 12 pages, une frise chronologique (2 pages) et une bibliographie commentée (2 pages).
Bilan
Si le dessin et le graphisme ont clairement évolué positivement pour les deux séries dans le sens des Bandes dessinées actuelles, le résultat est plus contrasté concernant l’actualisation du discours historique en fonction de l’état de la recherche historique ou de la méthode historique.
À cet aune, la série ”Le fil de l’histoire raconté par Ariane et Nino” n’est rien d’autre qu’une forme réactualisée et mise au goût du dessin du jour des formes prises par les manuels articulés autour des grands événements historiques et où l’élève doit s’identifier aux héros du passé.
Pour sa part, la série Histoire dessinée de la France est, malgré certaines ambiguïtés, une tentative originale de véritablement renouveler le genre également en fonction des évolutions de la science historique.
Cependant, il n’en demeure pas moins qu’il sera difficile pour les élèves de mener une enquête historique. Pour cela, il faut à la suite de la (re)lecture de Jean-Pierre Astolfi, dont les Cahiers Pédagogiques viennent de consacrer un numéro hors-série que je ne peux que vous inviter à lire (Actualités de Jean-Pierre Astolfi, Hors-série no 53, https://www.cahiers-pedagogiques.com/Actualite-de-Jean-Pierre-Astolfi), permettre aux élèves de poser et construire un problème qui permettra effectivement à ceux-ci d’élever leur niveau de connaissance : « L’élévation du niveau des connaissances ne consiste pas à ajouter de nouveaux chapitres, encore moins de nouvelles disciplines, ni simplement à actualiser le savoir déjà̀ possédé́. Elle consiste à dégager un nombre assez restreint de concepts fondamentaux, transposables et réutilisables hors du sujet précis duquel ils ont été dégagés, de façon à éclairer la vie civique, professionnelle et personnelle de l’individu. » (Jean-Pierre Astolfi, Ambiguïtés autour des savoirs. Texte paru dans les Cahiers pédagogiques n° 236. « La pédagogie différenciée », septembre 1994, p. 17-18).
C’est à ces conditions que le savoir scolaire aura force émancipatrice en fournissant des outils conceptuels à approprier par chacun, condition nécessaire à toute société démocratique.
Lyonel Kaufmann,
Professeur formateur, Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)
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