Au collège et au lycée, l’écriture d’appropriation serait-elle l’horizon pédagogique de l’enseignement du français ? Susceptible de faire respirer les élèves dans les étouffants nouveaux programmes ? De les aider à développer des compétences de lecture et d’écriture dans la proximité des œuvres littéraires ? De susciter l’imagination des enseignant.es pour stimuler et accompagner au mieux les lectures ? En voici un exemple proposé par Marie Pigache à Saint-Sauveur-le-Vicomte, Marie-Lyse Martin à Tourlaville et Manon Bozec à Fougères. En 4ème et en 2nde, elles ont, entre autres activités, amené leurs élèves à faire s’exprimer sur Edmodo les personnages du roman de Zola « Au bonheur des Dames ». En explorant par l’écriture numérique le réseau social que constituent les personnages du roman, les élèves forment une vivante communauté de lecteurs. Et la littérature alors, par bonheur, redevient « scriptible » (Roland Barthes).
« Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement d’un homme à un autre homme. Et quand je tiendrai tous les fils, quand j’aurai entre les mains tout un groupe social, je ferai voir ce groupe à l’œuvre, comme acteur d’une époque historique, je le créerai agissant dans la complexité de ses efforts, j’analyserai à la fois la somme de volonté de chacun de ses membres et la poussée générale de l’ensemble. » (Zola, préface des Rougon-Macquart, 1871)
Vous avez choisi de ne pas laisser les élèves seuls face au roman de Zola qu’ils avaient à lire : quelles activités avez-vous menées pour les aider à entrer dans la lecture et pour les accompagner dans celle-ci ?
Nous sommes souvent confrontées à des classes très hétérogènes, notamment en ce qui concerne la lecture et nous pensions qu’il était difficile, pour certains élèves de 4ème, d’aborder seuls une lecture comme celle-ci. Ainsi, pour favoriser l’entrée dans l’œuvre de Zola, nous avons envisagé d’aborder le roman grâce à la mise en place d’une lecture chorale du premier chapitre avec l’ensemble de la classe. Cette activité est très simple et nous l’utilisons très fréquemment sous différentes formes. Dans ce cas, nous avons demandé aux élèves de « faire disparaître » les tables afin de pouvoir former un cercle de chaises au centre de la classe. Cette modalité peut sembler artificielle car chacun pourrait en effet rester à sa place, cependant elle permet de rendre l’élève acteur du dispositif car il se trouve exposé, avec tous ses camarades, et il sait qu’il devra coopérer avec eux pour réussir l’activité. Chacun prend donc place et nous commençons la lecture avec un seul exemplaire du texte de Zola. Chaque élève lit un passage et peut s’arrêter quand il le souhaite, puis il passe l’exemplaire à l’élève à côté de qui il se trouve. Ce dispositif est très intéressant car il permet à chacun de lire à voix haute, tel un conteur, et il engage les autres élèves à faire preuve d’attention et de concentration. Cependant, pour que les élèves restent actifs, quelle que soit leur posture – lecteur ou auditeur – il leur est demandé de retenir un maximum d’informations sur les personnages, les indicateurs spatio-temporels et l’action principale pour faire le point à certains moments du chapitre afin de mesurer la compréhension de chacun. Il s’agit alors de les laisser échanger sur ce qu’ils ont compris du texte, en essayant d’intervenir le moins possible, mais aussi de les engager à émettre des hypothèses de lecture.
Ensuite, tout au long de la séquence, les élèves devaient (ou ont dû) repérer les différentes étapes des chapitres au fur et à mesure de leur lecture et noter ce qui concernait leur personnage en particulier (événements mais aussi relations des personnages entre eux et sentiments dominants). Le fait de les rendre ainsi « enquêteurs », après leur avoir en amont présenté le projet, a largement contribué à ce qu’ils s’engagent davantage dans la lecture.
Quels usages avez-vous faits de l’application numérique de la Bibliothèque nationale de France ?
L’application « Le livre enrichi » de la BNF a été très utile quand les élèves se sont retrouvés « dans la peau » de leur personnage. En effet, cet outil propose deux entrées : lire et explorer. L’entrée « Lire » a permis aux élèves d’avoir un autre accès au texte mais aussi de profiter de la version audio. Afin de préciser les informations relevées sur leur personnage, ils pouvaient utiliser la barre de recherche de l’application et retourner aux parties du texte les plus pertinentes pour élaborer leurs différentes publications sur le réseau. La partie « explorer » leur a permis d’avoir une représentation plus concrète du contexte du roman au XIXe siècle grâce à des visuels (peintures, images d’archives, publicités des grands magasins) et à des groupements de textes qui prennent en charge des thématiques importantes pour la lecture de ce roman (la révolution industrielle, les transformations de Paris et l’architecture de fer, le commerce, etc.).
Qu’est-ce que le réseau Edmodo ? Pourquoi le choix de ce réseau en particulier ?
Lors du rendez-vous des lettres 2014 sur l’oral et le numérique, un atelier était consacré à l’utilisation d’Edmodo pour un dispositif similaire. Je (Marie Pigache) n’ai pas pu assister à cet atelier mais sa présentation dans le livret m’a donné l’idée de travailler de cette manière.
Edmodo offre la possibilité de créer un réseau social restreint dans lequel les élèves peuvent publier des contributions en endossant l’identité de personnages du roman, sur des temps synchrones définis par le professeur. Il fonctionne comme les réseaux sociaux bien connus des élèves, ce qui a rendu la prise en main de celui-ci immédiate. Depuis cette date, les établissements sont dotés d’ENT qui peuvent parfaitement prendre en charge ce genre de travaux.
Dans tous les cas, ce qui semblait important dans ce choix, c’était d’utiliser le journal du réseau pour faire publier les pseudo personnages au fur et à mesure de la lecture et de pouvoir avoir, sur un même « mur », la chronologie de la narration et les réponses instantanées aux publications des autres personnages. Enfin, le réseau étant sécurisé et permettant de créer son groupe classe, il a été très facile de créer les profils des différents personnages sélectionnés par les élèves.
Comment techniquement avez-vous utilisé ce réseau Edmodo ?
Nous l’avons d’abord utilisé en salle informatique, sur ordinateur, car c’était la seule possibilité d’accéder au réseau. Cependant, cela restait contraignant car il fallait anticiper l’avancée de la lecture des élèves sur des groupements de chapitres afin de pouvoir publier une série sur une séance de cours. Depuis, nos établissements ont été dotés de tablettes, le travail a donc été plus aisé et sa mise en place est devenue plus flexible.
Les élèves sont amenés à faire s’exprimer les personnages du roman sur ce réseau social : selon quel dispositif de travail ?
Grâce au réseau, ils peuvent entrer dans des échanges et vivre une situation de communication authentique puisqu’ils confrontent leur interprétation du texte à celle des autres élèves et donnent ainsi tout son sens à leur lecture du roman.
A chaque séance dédiée à contribuer aux échanges sur le réseau Edmodo, le numéro du chapitre concerné était annoncé et chaque groupe postait la publication de son personnage du roman de Zola à ce moment de l’histoire, comme s’il avait eu accès à un tel outil à cette époque.
Après chaque publication, en attendant que le chapitre suivant soit abordé, les élèves lisaient les contributions des autres personnages et avaient la possibilité de réagir et de commenter en respectant les relations sociales du personnage qu’ils incarnaient.
Pouvez-vous donner quelques exemples d’interactions intéressantes ?
Nous n’avions pas entièrement mesuré l’impact qu’un tel dispositif aurait sur nos élèves. Dans les temps de publications, les élèves nous ont surpris en incarnant réellement le rôle de leur personnage : par exemple, ils s’interpellaient par leur nom dans le roman et « Henriette » se fâchait contre « Robineau » parce qu’il n’avait pas respecté sa position sociale et qu’il se permettait de commenter les publications de la jeune femme ! Nous avons également pu lire une véritable bataille des prix sur le réseau pour la soie « Paris-Bonheur » et de surprenantes réflexions, tant sur les relations amoureuses entre Denise et Octave que sur les jalousies entre les vendeuses. Au-delà de ces exemples qui montrent comment s’affine la compréhension du texte, nous avons pu mesurer que le travail sur le réseau dépassait nos attentes car il permettait à nos élèves d’engager une véritable réflexion sur la société et son évolution jusqu’à aujourd’hui.
Qu’apporte selon vous un tel déploiement numérique de l’œuvre par les élèves ?
Le premier avantage est sans doute qu’il accompagne l’élève au plus près de sa lecture, la contrainte laissant très vite place à la motivation créée grâce à l’émulation entre pairs. Ensuite, nous avons constaté une véritable qualité des productions écrites, tant du point de vue de la langue que de la richesse des contenus. Nous pensons réellement que le fait d’écrire sur un mur visible par tous a largement contribué à cette réussite.
Les nouveaux programmes de lycée appellent de leurs vœux la mise en œuvre de l’écriture d’appropriation : en quoi vous semble-t-il important de lui faire de la place dans l’enseignement du français ?
L’écriture d’appropriation permet de développer de nombreuses compétences des élèves tant du point de vue de la compréhension, notamment en matière d’implicite, que du point de vue de l’analyse. Manon Bozec, collègue de lycée, a également testé la démarche de cette séquence que nous proposions à nos 4èmes auprès de ses élèves de 2nde, en l’adaptant à ce niveau d’enseignement. Nous avons trouvé intéressant d’avoir son retour à propos de ce questionnement : « L’écriture d’appropriation » telle qu’elle est définie dans les nouveaux programmes de lycée est un héritage de pratiques déjà existantes dans les cours de français en 2nde et en 1ère, (notamment par le biais de l’écriture d’invention proposée jusqu’à juin 2019 aux épreuves anticipées). Comme au collège, ces pratiques d’écriture ont fait leurs preuves au lycée.
Dans le cadre d’une séquence sur Au Bonheur des dames en classe de 2nde, les activités menées sur le réseau social Edmodo et les pratiques d’écriture qui en ont découlé (tenue du journal du personnage, publication de statuts et de conversations entre personnages…) ont eu plusieurs effets. Tout d’abord, une meilleure lecture (et souvent relecture) du roman, ensuite une compréhension plus fine des enjeux de l’œuvre et de son contexte historique, et enfin, notamment dans le cadre du lycée, une capacité d’analyse plus développée de la part des élèves. Ces derniers, confrontés à l’exercice de l’analyse de texte ou de la dissertation se sont montrés plus précis dans leur réflexion, car « imprégnés » par une écriture régulière, appuyée précisément sur le roman.
Dans le cadre des épreuves imposées dans le nouveau baccalauréat (commentaire ou dissertation), l’écriture d’appropriation semble donc plus que jamais nécessaire pour faire de l’élève l’acteur d’une pratique littéraire concrète, créative et ancrée dans l’étude des œuvres, une pratique, de plus, qui n’est pas uniquement évaluative, comme peuvent l’être le commentaire et la dissertation. »
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Sur le site de la DANE de l’académie de Caen
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