Dit autrement, l’effort passe pour le symbole d’un monde ascétique dans lequel les progrès se gagnent à force de travail. À ce titre, il rompt avec une pensée utopiste, partagée par de nombreux jeunes et largement relayée sur les réseaux sociaux, faisant l’apologie d’un bonheur sans contrainte ni concession. Pour beaucoup, en effet, l’effort est vécu comme une souffrance inutile. Il prend l’allure inquiétante d’un long chemin de croix que les discours fallacieux des influenceurs rendent moins supportable et plus aride au fil des années. Pourtant, que serions-nous sans lui ? Qu’adviendrait-il de nos aspirations si tout devait être simple, immédiat et sans friction ? Pourrait-on encore savourer nos réussites si nous n’avions pas connu les efforts préalables qu’elles exigent ? À cet égard, la persévérance ne forge-t-elle pas une joie plus authentique et durable que celle promise par le mythe d’un bonheur sans contrainte, horizon indépassable d’un consumérisme à la portée de tous ?
Voilà les questions auxquelles Teddy Mayeko nous invite à réfléchir dans son dernier livre, Le goût de l’effort, non pour glorifier la souffrance, ni même pour défendre le retour d’une époque austère, mais pour rappeler que l’effort est un formidable moteur de l’existence. Teddy Mayeko est maitre de conférences à l’Université de Cergy Paris (CYU).
Dans l’esprit de nombreux jeunes, l’effort peut faire obstacle à la liberté. En quoi est-ce une idée reçue ?
L’idée selon laquelle l’effort est incompatible avec la liberté n’est pas nouvelle. Elle repose probablement sur une confusion entre deux conceptions antagonistes. L’une, que je qualifierais de libertaire, assimile la liberté à une absence totale de contraintes. L’autre, disons politique, envisage la liberté comme un principe régulateur du droit social.
Dans le premier cas, un individu s’estime libre s’il est en mesure de faire ce qu’il veut. Il bâtit donc son idéal de liberté sur l’anéantissement du devoir et se sentira plus heureux s’il parvient à se soustraire à ses obligations. Pour lui, l’effort constitue une sorte de piège : en venant brider son désir, il restreint son champ d’action. Dans le second cas, la liberté est appréhendée sous un angle moral et juridique. Elle s’arrête légitimement là où commence celle des autres et reconnait que la contrainte n’est pas l’antichambre de la soumission. Dans cette perspective, être libre ne signifie pas éluder l’effort, mais au contraire lui donner un sens, l’orienter vers ce qui a de la valeur.
Ce paradoxe entre effort et liberté est d’autant plus frappant aujourd’hui que l’essor des intelligences artificielles (IA) redessine entièrement le paysage de nos vies. En nous dispensant d’agir et de penser, elles modèlent une réalité alternative au sein de laquelle l’effort semble à la fois vain et obsolète[1]. Or, ce nouveau monde masque peut-être une réalité encore plus insidieuse : plus nous rejetons l’effort, plus nous devenons dépendants des avatars qui pensent et agissent à notre place. C’est pourquoi je tiens à rappeler dans ce livre que l’effort est avant tout un levier d’émancipation. En permettant à chaque personne d’acquérir de nouvelles habiletés, d’apprendre à mobiliser plus opportunément ses ressources et d’assumer ses propres choix, il est un cheminement possible vers le progrès et l’autonomie.
Pourquoi avons-nous tendance à opposer fréquemment l’effort et le plaisir ?
L’opposition entre effort et plaisir est profondément ancrée dans notre culture contemporaine. Elle repose sur une vision réductrice de ces deux processus, faisant du premier un emblème de la souffrance et du second un synonyme de non-contrainte. Pourtant, cette dichotomie mérite d’être déconstruite.
Historiquement, la pensée occidentale a souvent entretenu cette séparation. Depuis l’Antiquité, de nombreux courants philosophiques ont associé l’effort au dépassement et à une certaine forme d’exigence morale[2]. À l’inverse, le plaisir fut souvent connoté négativement et assimilé à une tentation charnelle, signe d’un relâchement moral jetant le discrédit sur les faiblesses du corps. Cette idée a notamment été renforcée par les modèles éducatifs et religieux qui ont longtemps valorisé la discipline et le sacrifice comme des moyens d’élévation personnelle[3]. Cependant, avec l’essor de la société de consommation et la montée en puissance de l’individualisme social, la tendance s’est progressivement inversée : le plaisir est devenu une fin en soi, valorisé comme l’ultime but de l’existence, tandis que l’effort est vu aujourd’hui comme le porte-étendard d’une culture ascétique et doloriste.
D’ailleurs, cette opposition est accentuée par un modèle économique et technologique qui surfe sur la vague de l’instantanéité. Les applications de streaming nous permettent d’accéder à une quantité phénoménale de contenus récréatifs, les intelligences artificielles fournissent des réponses immédiates aux questions les plus complexes, et les réseaux sociaux permettent la colonisation virtuelle d’un univers fantasmé qui nous éloigne de la banalité du quotidien. Dans un tel contexte, l’effort, la patience et le travail sont des vertus rétrogrades : elles entravent le plaisir immédiat. Notre existence doit être majestueuse, exaltante, intrépide ou ne pas être !
Or, ce que l’on oublie souvent, c’est que l’effort n’est pas l’antithèse du plaisir. Au contraire, il peut être une source de satisfaction bien plus forte que le soulagement éphémère qu’autorise l’assouvissement d’une pulsion. Par exemple, un sportif qui s’entraîne avec rigueur depuis des années ou un étudiant qui travaille d’arrache-pied pour un examen éprouveront tous les deux une joie indescriptible s’ils finissent par atteindre leur but. Ce type de plaisir, plus profond et construit, naît du dépassement de soi et de la visée progressive de nouveaux objectifs. De même, apprendre à jouer d’un instrument, maitriser une langue étrangère ou cultiver son jardin sont autant d’expériences où la patience et l’investissement transforment une activité laborieuse en une source de plaisir intense et durable.
Ainsi, pour réhabiliter l’effort, il est essentiel de mettre un terme à cette opposition stérile avec le plaisir. Et l’éducation a un rôle majeur à jouer dans cette transformation ! Il ne s’agit pas de prôner le retour à une pédagogie rigide et punitive, mais d’aider chaque jeune à comprendre que l’effort peut être une source de fierté et d’épanouissement. Cela passe par le vécu d’expériences marquantes qui valorisent la persévérance, la curiosité et l’apprentissage. Cela passe également par le soutien social dont font preuve les adultes, qu’ils soient enseignants, éducateurs ou parents. Enfin, dans un monde en constante accélération, il est crucial de redonner de l’importance au temps long[4]. Alors qu’aujourd’hui beaucoup d’adolescents veulent savoir sans apprendre, triompher sans douleur et donc réussir sans efforts, il importe de rappeler que l’impatience n’est pas le chemin le plus sûr vers un plaisir durable. Le goût de l’effort est justement cet équilibre dans la maitrise du désir et cette saveur particulière dans l’accomplissement d’un bien ou d’une joie qui dépasse nos seuls plaisirs immédiats.
Quel rôle jouent les autres dans notre propre capacité à fournir des efforts ?
L’effort est souvent perçu comme un processus d’ordre individuel, une sorte de lutte intérieure où seul compte le rapport que chacun entretient à lui-même et à sa propre volonté. Pourtant, cette vision est en partie trompeuse. Notre capacité à fournir des efforts est largement influencée par notre environnement social, éducatif et culturel. Les autres, qu’il s’agisse de notre entourage, de nos modèles identificatoires ou même de la société dans son ensemble, jouent un rôle fondamental dans notre engagement.
Dès l’enfance, les sociologues le montrent bien, notre rapport à l’effort est façonné par les adultes qui nous entourent. Un enfant encouragé à persévérer et à ne pas abandonner à la première difficulté développera une attitude plus combative qu’un enfant moins stimulé par son entourage. C’est pourquoi le rôle des parents et des enseignants est crucial. Lorsqu’un adulte valorise l’effort et non uniquement le résultat, il aide l’enfant à comprendre que la progression compte autant, sinon plus, que le résultat final. Au contraire, dans un environnement où seule la réussite immédiate est recherchée, il y a peu de chance pour que les individus développent des attitudes de persévérance. Ce phénomène est particulièrement visible à l’école, où les recherches sur la motivation scolaire montrent que les élèves soumis à une culture de l’échec sont plus enclins à percevoir leurs difficultés comme les signes manifestes d’un manque d’intelligence[5].
Au-delà, notre capacité à nous engager dans une tâche et à persévérer est également influencée par les modèles que nous avons sous les yeux[6]. Observer une personne résiliente, que ce soit un proche, un enseignant ou même une personnalité publique, nous aide à comprendre que l’effort est non seulement possible mais aussi valorisant. L’image du sportif qui se lève à l’aube pour s’entraîner ou de l’artisan qui peaufine son savoir-faire pendant des années est bien plus inspirante et motivante que les sempiternels discours sur l’importance du travail. Dans cette perspective, le collectif joue un rôle déterminant. Le fait d’être au contact d’autres personnes peut nous aider à fournir des efforts que nous n’aurions probablement pas réalisés seuls. C’est ce que l’on observe dans le domaine sportif, où l’émulation d’un groupe incite souvent les individus à se transcender. Mais cela vaut aussi pour les milieux professionnels et éducatifs : à l’université par exemple, je constate que les étudiants entourés de camarades motivés travaillent généralement de façon beaucoup plus efficace que les étudiants isolés[7].
Enfin, il est essentiel de comprendre que l’effort ne bénéficie pas uniquement à celui qui l’accomplit. Dans un groupe, il est en quelque sorte un ciment qui structure les relations et renforce la solidarité. Faire des efforts pour comprendre les autres, pour s’investir dans une tâche commune, pour aller au bout d’un engagement, c’est aussi contribuer au bien-être collectif. De même, savoir écouter nos proches, prendre le temps de discuter pour résoudre un conflit, faire preuve d’empathie vis-à-vis d’autrui sont des engagements qui demandent de la patience et une certaine discipline personnelle. Dans un monde en perpétuel mouvement, ce type d’effort est un bien précieux. Il nous rappelle qu’encourager l’effort, c’est aussi cultiver un environnement qui le valorise.
Un dernier mot ?
J’ai écrit ce livre car je suis convaincu que l’effort est une aubaine pour apprendre à grandir. Il ne s’agit ni de prôner la souffrance, ni de rejeter en bloc certaines avancées qui facilitent aujourd’hui nos vies. En revanche, il s’agit de reconnaître que l’effort est une force, une opportunité, un principe actif de notre épanouissement. Il donne du relief à nos expériences et l’accueillir, c’est trouver en soi-même non pas la sagesse – par essence inatteignable – mais la possibilité d’un progrès.
Propos recueillis par Antoine Maurice
Pour aller plus loin, vous trouverez ci-dessous un lien vers l’ouvrage : Le goût de l’effort.
https://www.editions-harmattan.fr/catalogue/livre/le-gout-de-l-effort/78251
[1] Mayeko, T. (2024). IA : la dignité de l’homme réside dans sa pensée. Le café pédagogique [en ligne].
[2] C’est par exemple le cas du Stoïcisme qui valorise l’effort en tant que discipline intérieure nécessaire à la vertu. Il s’agit de maitriser ses passions et de travailler sur soi-même pour agir en conformité avec la nature et la raison.
[3] La théologie chrétienne est en grande partie fondée sur la thèse de l’expiation. De même, des philosophes comme Michel Foucault (Surveiller et punir. Naissance de la prison. Gallimard, 1975) ou plus récemment Erick Prairat (La sanction en éducation. PUF, 2011) mettent en évidence la conception rédemptrice d’une éducation basée sur le contrôle et la disciplinarisation des corps.
[4] Voir notamment les travaux sur l’accélération et la résonnance du philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa (Résonnance. Une sociologie de la relation au monde. La découverte, 2018).
[5] Henderson, V. et Dweck, C. (1990). Motivation and achievement. In S.S. Feldman et G.R. Elliott (Eds.). At the threshold: The developing adolescent (p. 308-329). Harvard University Press.
[6] Voir par exemple les travaux du neuropsychiatre Boris Cyrulnik. Ce dernier souligne que les enfants ont besoin de héros, de modèles, de figures inspirantes pour se construire et se forger une image positive d’eux-mêmes (Ivres paradis, bonheurs héroïques. Odile Jacob, 2016).
[7] A l’Université de Cergy où j’ai la chance d’enseigner, je travaille notamment avec Bruno Robbes, Anouk Ribas et Stéphanie Genre dans une Licence de Sciences de l’Éducation et de la Formation structurée par un projet transversal portant sur la pédagogie de groupe. Nous constatons que les dispositifs institutionnels mis en place (entraide, tutorat, conseil de régulation) favorisent l’échange et le partage entre les étudiants. Ces expériences coopératives semblent ainsi renforcer la cohésion de groupe et l’engagement individuel des jeunes dans le travail.
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