« Diffuser dans tous les établissements la Une publiée par Charlie Hebdo après l’attentat de Dominique Bernard […] : on y voit un enseignant transpercé de couteaux, soutenu à l’arrière par quatre petites figures (de planqués ?) s’exclamant « On est tous derrière vous ! » Quel meilleur dessin de presse pour dire le désarroi et la solitude des enseignants, « piliers de la République » loués pour leur mission et cajolés au lendemain d’un attentat mais largement abandonnés dès les semaines qui suivent, quand ils ne sont pas directement attaqués, par opportunisme électoral, par des ténors de la vie politique française ou un ancien Président de la République condamné par la justice ? »
Cet entretien est consacré à l’enseignement de l’EMC, aux questions de la laïcité, de la liberté d’expression. « Notre tâche, depuis l’élection de Trump, alors que nous devons défendre le régime de vérité, sans arrêt démonter des thèses complotistes, les infox qui pullulent sur les réseaux sociaux… me semble plus essentielle que jamais » affirme Joëlle Alazard dans cet entretien, rappelant les nombreux enjeux d’actualité et la mission émancipatrice de l’école qui défend la démocratie.
Vous avez rédigé l’introduction de l’enquête des historiens Ledoux et Ferhat « l’école sous le choc » dans laquelle vous faites état de la profession. Qu’en dire ?
Je crois que nous avons été plongés dans de longs mois, et même de longues années de sidération. Une étude comme celle de Sébastien Ledoux et d’Ismaïl Ferhat nous permet de mettre des mots sur ce que nous avons vécu, de mieux mesurer l’onde de choc qui s’est abattue sur notre profession. En tant que Présidente de l’APHG, je tiens aussi à ce que nous réfléchissions collectivement à la manière dont l’assassinat de notre collègue Samuel Paty, puis celui de Dominique Bernard, a modifié notre enseignement. Cela dépend bien sûr des tempéraments, des établissements, des sensibilités et personnalités de chacun mais j’ai eu l’impression que de nombreux enseignants avaient perdu en légèreté, veillaient à être toujours plus explicites ou progressifs quand on transmet un chapitre dont on sait qu’il peut susciter des réactions ou des discussions. Pour certains, il est plus difficile qu’auparavant d’être en confiance avec ses élèves : le fait que Samuel Paty soit mort à la suite d’une cabale orchestrée par un père d’élève dont la fille avait menti, que notre collègue ait été désigné par des collégiens à un homme qui, même s’il ne l’avait pas assassiné, affirmait clairement qu’il désirait le « punir », laisse des traces. Comment s’assurer que les propos que nous tenons lorsque nous enseignons ne seront pas déformés par des élèves ou des parents, que notre nom, celui de notre établissement ne seront pas injustement incriminés sur les réseaux sociaux par des parents qui sont des entrepreneurs d’idéologie ?
J’aimerais que les enseignants ne tombent pas dans la fameuse « autocensure » sur laquelle les journalistes ne cessent de nous interroger. Personnellement, je connais des enseignants plus prudents qu’il y a quelques années mais je n’en connais pas qui renoncent à enseigner la naissance des monothéismes, les croisades, les génocides du XXe s., la liberté d’expression ou la laïcité. Ajoutons, puisqu’il est utile de le dire, que la plupart du temps, ces cours ne causent pas de difficultés majeures dans nos classes : si on ne peut taire les incidents, il ne faudrait pas non plus les majorer ou laisser penser qu’ils sont partout quotidiens. Les enseignants d’histoire-géographie que je côtoie, issus de tous les types d’établissements, qu’ils soient néo-titulaires ou chevronnés, ont de fortes convictions chevillées au corps, une volonté de transmission, de continuer à étudier l’histoire à travers des documents que l’on doit soumettre à la critique, même si leur vérité historique peut contredire ou nuancer les récits religieux. Notre tâche, depuis l’élection de Trump, alors que nous devons défendre le régime de vérité, sans arrêt démonter des thèses complotistes, les infox qui pullulent sur les réseaux sociaux… me semble plus essentielle que jamais.
Enseigner la laïcité, difficile ?
Tout dépend des enseignants, des situations d’enseignement… C’est certainement moins simple qu’avant et on sait que les contestations augmentent, comme l’indifférence quant à celles-ci d’ailleurs, comme s’il existait une fracture générationnelle. En même temps, la transmettait-on véritablement dans la seconde partie du XXe s., dans un contexte où nous n’avions pas vraiment besoin de la transmettre, où ses grands principes de la laïcité semblaient naturellement acquis ? Même si les adultes tiennent davantage à la laïcité que les jeunes, il n’est pas rare d’entendre des quarantenaires, cinquantenaires ou plus, ne pas comprendre que les règles qui s’appliquent à l’école ne sont pas, par exemple, celles de l’Université ou de l’espace public. Le principe de séparation est rarement bien compris. Et comme le débat politique des dernières années hystérise régulièrement la laïcité, que celle-ci est souvent invoquée pour cliver la société, qu’on entend des déclarations politiques abracadabrantes à propos de celle-ci, il est difficile d’avoir une réflexion et une action collective de fond. C’est pourtant ce qu’il nous faudrait, un plan global pour l’expliquer et mieux la transmettre, à commencer par les enseignants : nombre de collègues d’histoire-géographie nous disent qu’ils se sentent seuls sur ces questions, là où tout membre de la communauté éducative devrait pouvoir expliquer, grâce à des repères solidement compris et acquis, les règles et principes de la laïcité.
Malgré ces difficultés, la laïcité est un enjeu majeur qu’il faut défendre auprès de nos élèves. Dans un contexte où l’individu est au centre de la société, où l’individualisme prévaut souvent sur la vie collective, la laïcité n’est que rarement comprise par les élèves les plus jeunes. Alors qu’elle est un pilier de la conception républicaine française, qu’elle garantit la liberté de conscience et qu’elle est gage d’égalité et source de liberté pour les élèves, ceux-ci ne la perçoivent pas comme un enjeu de vie commune mais comme un principe archaïque qui multiplie les interdits, qui gomme les identités auxquelles ils ou elles peuvent être attachés. Pour les collégiens, les lycéens et même parfois les étudiants, la laïcité est trop souvent une limitation de leur liberté ; pour les jeunes musulmans, les jeunes musulmanes encore plus, elle est vécue comme une cause de stigmatisation. Prenons le temps de poser les choses, d’expliquer comment la laïcité s’est construite en France, pourquoi elle est un gage d’émancipation dans notre République, pourquoi elle est précieuse pour notre vie commune.
Et enseigner la liberté d’expression ?
C’est un droit fondamental un peu moins complexe à transmettre mais cela peut aussi constituer un défi ! Car au-delà du droit, il faut enseigner ses limites : les discours de haine, l’incitation à la violence, la diffamation, la xénophobie, le racisme, l’antisémitisme. Cela nécessite une approche nuancée et parfois complexe pour aider les élèves à comprendre la frontière entre liberté et responsabilité. Les débats autour de la liberté d’expression sont très présents dans l’actualité, avec des questions sur les réseaux sociaux, les fake news, la censure en ligne, et la lutte contre le discours haineux. Ces sujets, parfois très polarisants, peuvent rendre l’enseignement de la liberté d’expression encore plus difficile, surtout dans un contexte où les jeunes sont confrontés à un flux constant d’informations et de contenus en ligne. Les collègues de l’atelier citoyenneté de l’APHG me disent d’ailleurs souvent à quel point les questions liées à la liberté d’expression peuvent susciter des débats passionnés, notamment sur des sujets comme les caricatures, le blasphème, la censure, ou les discours polémiques. Au-delà des multiples origines, sensibilités ou croyances de nos élèves, le défi consiste à encourager un respect des opinions divergentes tout en restant fidèle aux principes de liberté d’expression… et de la laïcité ! C’est d’ailleurs exactement ce que Samuel Paty cherchait à faire lors de ce cours où il a utilisé trois caricatures de Charlie Hebdo.
Que pensez-vous du livret pédagogique de caricatures de la présidente de la Région Ile-de-France avec 12 caricatures sans Mahomet, Jésus ou le pape ?
On a beaucoup ironisé mais cela pouvait permettre, si on se saisissait bien du dossier, de souligner l’importance des caricatures dans notre culture politique… tout en rappelant qu’une bonne caricature est souvent plus efficace qu’un long discours. En fait, j’aime beaucoup l’association qui a été sollicitée pour faire ces caricatures, « Dessinez, créez, liberté » : créée à la suite des attentats de 2015, elle est une vraie pépinière de jeunes talents et nous travaillons régulièrement ensemble pour accompagner les classes qui s’inscrivent au Prix Samuel Paty porté par l’APHG.
Bien sûr, comme vous le soulignez dans votre question, on ne prenait pas grand risque à utiliser ces caricatures où tous les sujets – ou plutôt les acteurs historiques ! – qui suscitent habituellement l’émotion dans les classes étaient absents. Malgré tout, c’était une manière de nous inciter à commémorer les dix ans de l’attentat contre Charlie Hebdo ; de redire l’importance de la caricature pour la liberté de presse, pour la démocratie… tout en faisant du très consensuel dans les établissements, certes. Mais pouvait-on attendre autre chose d’une région ? Il faudrait savoir comment les collègues franciliens ont pu s’en servir et si ce kit n’a pas permis à certains enseignants de produire des séances formatrices, ou de se lancer dans l’étude de caricatures, sans forcément se limiter à celles qui étaient fournies dans le dossier d’ailleurs.
Dans mon établissement, nous avons envoyé un long message signé de toute l’équipe d’histoire-géographie à tous les élèves du lycée pour nous souvenir des victimes des attentats de 2015 et redire notre attachement à la liberté de la presse, aux caricatures quelles qu’elles soient (nous en avions inséré deux dans le corps du message et sur les écrans dynamiques de l’établissement). L’artiste C215 nous avait en outre permis d’utiliser l’une de ses photographies de la fresque réalisée à la suite des attentats, rue Nicolas Appert, représentant les portraits des victimes. Puis chacun a traité comme il le souhaitait ce triste anniversaire dans ses classes. Le dossier envoyé par la région, avec plusieurs caricatures très souvent convoquées en cours, est toujours au labo d’histoire-géo : nous y puiserons sans doute quand nous les utiliserons avec les élèves, pour enseigner par exemple la loi de séparation des Eglises et de l’Etat. Nous en avons en revanche affiché deux autres, plus contemporaines, pour l’anniversaire de l’attentat ; à titre personnel j’ai adoré celle de Coco « Et dieu créa l’humour » avec trois personnages symbolisant les trois monothéismes et répondant, en brandissant leurs livres sacrés « C’est écrit nulle part ! ».
Diffuser dans tous les établissements la Une publiée par Charlie Hebdo après l’attentat de Dominique Bernard avait aussi beaucoup de sens pour les professeurs : on y voit un enseignant transpercé de couteaux, soutenu à l’arrière par quatre petites figures (de planqués ?) s’exclamant « on est tous derrière vous ! »… Quel meilleur dessin de presse pour dire le désarroi et la solitude des enseignants, « piliers de la République » loués pour leur mission et cajolés au lendemain d’un attentat mais largement abandonnés dès les semaines qui suivent, quand ils ne sont pas directement attaqués, par opportunisme électoral, par des ténors de la vie politique française ou un ancien Président de la République condamné par la justice ? A mes yeux, cette caricature magistrale de Riss est la plus éloquente de toutes celles qui ont pu être réalisées ces dernières années sur les enseignants.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
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