Remplir des cases : un automatisme professionnel ?
Qui dit fin de trimestre, dit appréciations à remplir dans les bulletins. On repousse souvent l’échéance mais tôt ou tard il faut s’y atteler. Certaines et certains optent alors pour des commentaires laconiques : « C’est mieux », « Au travail ! », « Bon trimestre ». D’autres, se rappellent les indications de la formation initiale : « Une appréciation c’est souvent un constat suivi d’un conseil », alors ils le suivent : « Des efforts ce trimestre sur la participation orale. Vous pouvez progresser en vous exerçant à l’analyse documentaire ». La case freine parfois certains élans en limitant le nombre de caractères. Qu’importe la méthode, la routine est la même. Un écran s’allume, des identifiants sont renseignés dans un logiciel et des cases se remplissent sous le crépitement du clavier. Remplir les appréciations est une tâche automatique, une habitude de fin de trimestre car il faut bien le faire. Pourquoi ? Et bien car cela fait partie du métier d’enseignant, c’est évident !
L’évidence, c’est l’invisible sous la lumière. C’est ce qui est là, c’est ce qui a toujours été là – du moins le pense-t-on. On ne la remarque pas et donc on ne la questionne pas. En pédagogie, il est pourtant intéressant de s’y attarder pour interroger le sens des pratiques traditionnelles. Après tout, écrire des appréciations dans un bulletin relève de l’évidence, mais cela a-t-il un intérêt ?
J’ai posé la question à mes collègues. Les raisons diffèrent : « pour conseiller les élèves », « pour donner un autre repère à l’élève en dehors de sa moyenne », « pour laisser une trace », « pour communiquer des informations importantes au professeur principal », « pour informer les parents », etc. Deux convergences se dessinent tout de même lorsque je leur demande si cela fonctionne bien : « pas vraiment », et si ce n’est pas trop chronophage : « bien sûr que si !». Remplir les bulletins semble être une tâche aussi peu efficace que laborieuse. Et on le comprend aisément quand le nombre d’élèves à apprécier tous les trois mois dépassent la soixantaine. Dès lors, ne prenons-nous pas le risque d’assimiler les élèves aux cases qui portent leurs noms, et ainsi de standardiser la manière dont on apprécie leur scolarité ?
Les appréciations des bulletins standardisent-elles?
« Standardiser : rendre conforme à un standard. Standard : (n.m.) règle fixe à l’intérieur d’une entreprise pour caractériser un produit. » Les élèves ne sont pas des produits, ce sont des êtres humains uniques. Et puis, l’école n’est pas une entreprise. À en croire la définition, il y a donc peu de chance, à première vue, que les appréciations standardisent les élèves. C’est évident… À questionner donc.
En passant en revue les différentes appréciations d’un bulletin on détecte assez facilement ce qui pourrait être assimilé aux standards de l’école. L’évaluation qualitative des élèves passent presque exclusivement sur des caractéristiques attendues : le travail (114 itérations*), la participation orale (25 itérations*), la concentration (13 itérations*) et le travail à la maison. Rares sont les appréciations qui s’en écartent et qui abordent l’engagement (5 itérations*), le doute (0 itérations*), l’esprit critique (1 itération*), les habiletés coopératives (2 itérations*), la curiosité (7 itérations*), …
* itération dans un corpus de 24 bulletins d’une même classe de seconde
Cela conduit souvent à dissoudre la singularité de chaque élève dans des formulations normalisées, facilement copier/coller d’une case à l’autre : « Un travail sérieux tout au long du trimestre », « Trop de bavardages c’est dommage », « Des capacités mais elles ne sont pas exploitées ». Cette désincarnation va même parfois jusqu’à la disparition du prénom au profit de la fonction : « l’élève », ou l’emploi de la troisième personne du singulier « il » ou « elle ». Le paroxysme de cette dépersonnalisation arrive à la fin du parcours. En première et en terminale, nous sommes invités à ne pas indiquer le prénom de l’élève dans l’appréciation pour garantir l’anonymat sur la plate-forme parcours sup.
Cette standardisation qui dépersonnalise contribue sans doute à éloigner un certain nombre d’élèves de l’engagement pourtant attendu. La tâche se limite alors à la superficialité d’un document administratif.
« A la recherche des mots-clefs »
À la fatigue du labeur se rajoute parfois l’épuisement de la vacuité. Au fil des trimestres, nous remarquons bien souvent que les conseils sont sans effet. Les élèves qui évoluent en fonction des appréciations se comptent sur les doigts d’une main. La tâche semble donc inopérante, et le doute s’installe : lisent-ils leurs appréciations ?
Certains oui, c’est une hypothèse raisonnable tant la lecture de leur appréciation doit les valoriser. D’autres, ceux-là même qui auraient le plus besoin de les lire pour prendre en compte les conseils donnés, se contentent d’un rapide survol. Là aussi l’hypothèse est raisonnable tant il doit être désagréable de lire ce qui juge négativement, d’autant plus quand cela se répète tous les trois mois d’une année sur l’autre.
Un souvenir me revient. C’est un mardi matin d’automne, nous sommes à une semaine du conseil de classe. Mohamed va devoir y participer car c’est un conseil de classe participatif. Pour le préparer, il doit rédiger un bilan personnel en consultant ses camarades et son bulletin.. Soudain, il s’offusque d’y retrouver le mot « bavardage ». Pour lui c’est injuste car il m’assure qu’il a fait des efforts dans la matière concernée. Je relis la case avec lui : « … C’est mieux sur les bavardages en fin de trimestre… ». Plus qu’un souvenir, c’est peut-être une anecdote qui livre une réalité, même si elle n’est pas généralisable : des élèves survolent leurs bulletins à la recherche de mot-clefs cachés dans les appréciations. Parfois, c’est le sens des mots utilisés qui leur reste caché : « il faut approfondir le travail », « sois plus rigoureux ». Nous voilà alors bien en peine pour répondre à un élève ou à un parent : « Monsieur, concrètement ça veut dire quoi approfondir le travail ? ». La lecture superficielle, ou l’utilisation d’un vocabulaire flou, peuvent être source d’incompréhension. Le sentiment d’injustice, le repli sur soi et la démotivation ne sont alors jamais très loin.
Deux balises semblent se dégager pour que les appréciations soient pleinement utiles au progrès des élèves : de la singularité, pour éviter la standardisation qui engage peu les élève, et de la clarté dans le propos, pour éviter l’incompréhension. De belles intentions qui rencontrent une réalité qu’il faut répéter : plus d’une soixantaine de cases à compléter. Alors comment faire concrètement sans se rajouter du temps de travail ?
« C’est à vous d’écrire »
Pour ma part, j’ai essayé de déléguer cette tâche. Après tout, qui est mieux placé que l’élève lui-même pour apprécier sa scolarité avec justesse ?
Un matin, j’ai demandé à mes élèves de terminale de prendre 5 minutes pour rédiger leurs appréciations de fin de trimestre sur un morceau de papier. Des regards exorbités se sont échangés comme pour vérifier si j’étais bien sérieux. Pour en débloquer certains, je leur ai indiqué la structure possible : « D’abord un bilan puis un conseil ». J’ai ensuite récupéré les papiers pour les retranscrire dans le logiciel. Ce fut un échec ! En les dépliant, je découvrais quasiment le même texte à chaque fois : « Bon travail ce trimestre mais il faut participer plus», « Du sérieux mais il faut travailler davantage ». Ce constat terrible de normalisation acquise m’a amené à poursuivre le travail. Parler de soi ce n’est finalement pas si simple. Il y avait donc là quelque chose à apprendre : écrire de manière authentique et incarnée.
Le lendemain, j’ai projeté successivement quelques-unes de leurs appréciations dactylographiées en demandant à chaque fois aux auteurs de se signaler. Plusieurs mains se sont levées en même temps. Le constat de la standardisation était alors mis à leurs regards. Je leur ai ensuite demandé de réécrire leurs appréciations pour qu’elles leurs correspondent spécifiquement. Le soir, en tapant leurs textes dans les cases, j’ai remarqué qu’ils étaient bien plus longs et surtout bien plus intéressants à lire. Mais ce fut tout de même un demi-échec. Pour certains, le texte était authentique mais absolument pas lucide. Lucie écrivait par exemple : « Lucie travaille bien en classe et aide ses camarades mais son niveau est encore trop moyen. Elle doit travailler plus à la maison tous les soirs. ». Lucie est une excellente élève, son niveau n’est absolument pas moyen. Amine rédige l’appréciation suivante : « Amine est intéressé par la SVT mais il ne se concentre pas assez en classe pendant les TP. Il faut qu’il cesse impérativement ses bavardages ». Amine sait très bien ce que les enseignants attendent de lui alors il se prête au jeu et écrit ce qu’il a lu depuis le collège sur ses bulletins. Le problème c’est que cet exercice d’écriture n’est pas un jeu. Pour lui, cesser ses bavardages du jour au lendemain relève d’un vœu pieux, or en classe on apprend à s’engager en responsabilité.
À la séance suivante pendant l’activité de la séance, les élèves sont libres de s’entraider avec un tableau d’aide. Cela me laisse un peu de temps. J’en profite pour appeler les élèves à tour de rôle pour qu’ils viennent valider leur appréciation sur le logiciel. C’est surtout l’occasion de prendre un peu de temps pour échanger avec chacun d’entre eux. Parfois, cela dure quelques secondes simplement pour valider, et tant mieux étant donné le nombre d’élèves. Quelques fois, je m’attarde. Notamment avec Amine et Lucie pour leur proposer des modifications en fonction de ce que j’observe d’eux, ce que j’attends d’eux, ce que je connais d’eux et ce que je pense qu’ils peuvent véritablement s’engager à faire. La place de l’enseignant devient alors indispensable : l’objectif est bien de construire ensemble pour agir concrètement, et non de leurrer les élèves avec une liberté illusoire. Car oui, je tiens à rassurer ici, l’enseignant ou l’enseignante a bien son mot à dire. Précisément, il ou elle le dit à l’occasion d’un échange et ne se contente pas de l’écrire sur un papier. Là où Horace répliquerait :« les paroles s’envolent, les écrits restent », des pédagogues se plairaient à répondre : « pas si évident ! »
Laurent Reynaud
Auteur de Faire collectif pour apprendre aux éditions ESF et membre du CRAP-Cahiers Pédagogiques
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