Ces dernières semaines, Wikipédia a fait l’actualité en France de deux manières différentes. En septembre de cette année toujours, une étude américaine soulignait l’intérêt pour les élèves de l’utilisation de l’encyclopédie au départ de leurs recherches.
Mi-septembre, l’émission « La Méthode scientifique » de France Culture est revenue sur le succès rencontrés par l’encyclopédie Wikipédia avec une émission intitulée « Wikipédia : chacun sait ce qui lui plaît ». En effet, au mois de juillet, la version française de Wikipédia a dépassé les 2 millions d’articles mis en ligne. Toutes éditions confondues avec ses 40 millions d’articles en près de 300 langues, Wikipédia est aujourd’hui le cinquième site le plus consulté au monde. Dans son émission du 19 septembre (https://www.franceculture.fr/emissions/la-methode-scientifique/wikipedia-chacun-sait-ce-qui-lui-plait), Nicolas Martin interrogeait ses invités en les interrogeant sur la nature de Wikipédia (le terme d’encyclopédie s’applique-t-il encore?), la « ligne de crête » entre la contribution collective et la précision des savoirs, sur sa nature d’espace collectif, gratuit et égalitaire ou au contraire de lieu de la controverse et de la politisation des connaissances.
Mélanie Dulong de Rosnay, chargée de recherche CNRS, chercheuse en droit et technologies spécialisée dans l’étude des biens communs numériques et Lionel Barbe, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris Nanterre, co-directeur de l’ouvrage collectif « Wikipédia, objet scientifique non identifié » avec Louise Merzaeu et Valérie Schafer aux Presses universitaires Paris Ouest, ont répondu de manière fort intéressante à ces questions. Je vous en conseille donc l’écoute.
Début octobre, c’est l’absence de page Wikipédia consacrée à Donna Strickland, nouveau prix Nobel de physique, qui a fait débat alors qu’au mois de mai un brouillon de page à son nom avait été soumis pour création – avant d’être rejeté par un éditeur de l’encyclopédie en ligne (Prix Nobel : pourquoi Donna Strickland n’était pas sur Wikipédia avant de remporter celui de physique | Le Monde : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/10/03/pourquoi-donna-strickland-n-etait-pas-sur-wikipedia-avant-d-avoir-son-nobel-de-physique_5364210_4408996.html)
Si une page au nom de Donna Strickland a finalement été créée un peu plus d’une heure après l’annonce de son prix Nobel, le rejet du brouillon de page au mois de mai a relancé la question de la représentativité de l’encyclopédie en fonction du genre. Plus de 80 % des notices biographiques du site sont en effet consacrées à des hommes, et la disproportion est encore plus importante pour les scientifiques.
Il a aussi relancé le débat sur la notion de sources fiables sur laquelle Wikipédia s’appuie pour qu’un article soit accepté. Ces règles visent à éviter que n’importe quelle personne puisse avoir sa propre page Wikipédia, notamment à des fins de communication. Mais finalement, concernant la situation d’une scientifique telle que Donna Strickland, les responsabilités ne sont-elles pas partagées entre Wikipédia, les médias et le monde de la recherche scientifique ?
Conscience du problème, la fondation Wikimédia travaille depuis un certain temps à tenter de rétablir l’égalité femmes-hommes sur Wikipédia en organisant des événements comme des « edit-a-thon », des marathons d’édition consacrés aux femmes. Nous en avions rendu d’ailleurs compte dans une de nos chroniques (Rendre l’histoire des femmes visibles… et pas seulement chaque 8 mars. Le Café pédagogique, No 175, mars 2017). De manière générale, malgré les efforts louables de l’encyclopédie et même si elle n’est pas la seule à devoir être blâmée, la situation reste très largement insatisfaisante.
Ce dernier exemple ajoutera à la méconnaissance de la valeur de Wikipédia dans une démarche de recherche. Ainsi, vient de paraître dans la revue Social Education, une recherchée menée avec des élèves et portant sur la comparaison de deux sites Web : l’article de Wikipédia sur la politique des armes à feu aux États-Unis et un article de la National Rifle Association (NRA), « Ten Myths about Gun Control », affiché sur une page personnelle du site Web de l’Université Duke (Breakstone, J. McGrew, S., Smith, M., Ortega, T. & Wineburg, S. (2018). Teaching Students to Navigate the Online Landscape. Social Education, 82(4), pp. 219–221. Lien : https://www.socialstudies.org/publications/socialeducation/september2018/teaching-students-to-navigate-online-landscape).
La plupart des étudiants ont fait valoir qu’ils commenceraient par l’article de la NRA parce qu’il porte une désignation .edu d’une université prestigieuse. Wikipédia, en revanche, a été considérée comme catégoriquement non responsable. Comme l’a résumé succinctement un élève : « Wikipédia n’est jamais aussi fiable pour la recherche !!!!! »
En cherchant des raisons de cette méfiance des étudiant.e.s à l’égard de l’encyclopédie, l’explication la plus courante fournie était que n’importe qui peut éditer une page Wikipédia. Bien que ces étudiants aient appris que Wikipédia est un logiciel libre, ils n’ont pas appris comment Wikipédia réglemente et surveille son contenu, depuis le verrouillage des pages sur de nombreuses questions litigieuses jusqu’au déploiement de robots pour corriger rapidement les pages vandalisées. De plus, ces élèves n’ont pas appris que de nombreuses pages de Wikipédia contiennent des liens vers une gamme de sources qui peuvent servir de points de départ utiles pour des recherches plus approfondies.
Pour les auteurs de la recherche, pour la tâche demandée aux élèves, Wikipédia est un bien meilleur endroit pour en apprendre davantage sur les deux camps dans le débat sur le contrôle des armes à feu que l’article provenant d’un partisan de la NRA. Malheureusement, l’opposition inflexible à Wikipédia et une foi infondée dans les URL .edu ont égaré les étudiants.
Finalement, les stratégies utilisées par les étudiants pour accomplir les tâches – porter des jugements en fonction des caractéristiques observable en surface, réagir à l’existence de preuves et rejeter catégoriquement Wikipédia – sont désuètes et ne conviennent pas à toutes les approches.
Pour aider les étudiants dans leur recherche de sources fiables, les auteurs ont comparé leur démarche à celle de professionnel de la vérification des faits (fact checkers). Lorsque ces vérificateurs de faits rencontrent un site Web inconnu, ils le quittent immédiatement et le lisent latéralement, ouvrant de nouveaux onglets de navigation le long de l’axe horizontal de l’écran afin de voir ce que d’autres sources disent de l’auteur du site original ou de l’organisme qui l’a parrainé. Ce n’est qu’après avoir posé leurs questions sur le Web que les vérificateurs retournent sur le site original, l’évaluant à la lumière des nouvelles informations qu’ils ont glanées. En revanche, les élèves ont abordé le Web en lisant verticalement, en s’attardant sur le site où ils ont d’abord atterri et en examinant de près ses caractéristiques – URL, apparence, contenu et page « À propos » – afin de déterminer qui pourrait être derrière ce contenu.
À partir de cet exemple, les auteurs proposent de devoir répondre à ces questions à propos d’informations trouvées en ligne :
1. Qui est derrière tout cela ?
2. Quelles sont les preuves à l’appui de ses affirmations ?
3. Que disent les autres sources ?
Ces questions ne devraient pas surprendre toute personne quelque peu familière avec les démarches historiennes. Il s’agit cependant de compétences de base du raisonnement civique en ligne que ces auteurs ont identifiées grâce à une analyse minutieuse des évaluations des vérificateurs de faits.
Plus intéressants encore, les auteurs soulignent que Wikipédia est un autre outil essentiel pour déterminer la crédibilité d’une source d’information. En effet, les fact checkers professionnels qu’ils ont observés se tournent fréquemment vers Wikipédia comme point de départ de leurs recherches. Wikipédia n’a jamais servi de terminus final à leur recherche, mais il a souvent fourni aux vérificateurs de faits un aperçu et des liens vers d’autres sources.
Dès lors, ils préconisent d’enseigner aux élèves comment utiliser Wikipédia de la même manière. Ils soulignent également qu’en tant qu’enseignants, nous devons aussi nous familiariser avec le fonctionnement du site. Trop souvent, ils ont reçu des réponses d’élèves leur indiquant qu’ils ne font pas confiance à Wikipédia parce que leurs professeurs leur ont dit de ne jamais l’utiliser. Une raison de plus d’écouter « Wikipédia : chacun sait ce qui lui plaît ».
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur, Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)
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