Le discours de JM Blanquer à Ludovia le 21 aout 2018 est révélateur d’une vision que l’on peut qualifier de néo-industrialisation de l’enseignement. Comment situer cette perspective dans l’histoire de l’éducation ? Comment le numérique peut-il « mécaniser » les pratiques du métier enseignant comme le présente le ministre ? Cette vision rationaliste, voire scientiste, de l’humain est-elle à la base du projet politique actuel ? Quelle vision de l’Ecole porte-elle ?
Au XIXè siècle, le choix d’imposer un modèle de l’école s’est appuyé sur le modèle industriel. Guizot en 1830, imposant l’enseignement simultané consacre une organisation scolaire qui doit permettre de « faire passer » à tous le même message, celui voulu par le pouvoir central. On peut considérer que ce développement est similaire à celui de l’industrie et principalement sur les principes de la mécanique. Cette tendance n’a cessé de se confirmer au cours des années jusqu’au XXè siècle. On peut retrouver des illustrations de cette mécanisation dans le développement de la pédagogie par objectif, elle-même marquée et par la psychologie behavioriste d’une part mais aussi par les travaux de Jean Piaget sur les stades de développement. Pour simplifier on peut tenter de considérer que le monde scolaire, son organisation, sa forme, est un produit d’une vision mécaniste du fonctionnement humain.
L’arrivée de l’informatique, à la suite des travaux de Skinner (enseignement programmé) et de Wiener (cybernétique), amène très rapidement à l’émergence d’une nouvelle forme de mécanisation : après l’organisation et le découpage des savoirs, c’est le fonctionnement même du cerveau qui considéré comme une forme de mécanique. Dans les années 1980, l’arrivée des premiers ordinateurs dans les classes et la révélation de la programmation (séquentiel, alternatif, itératif, récursif) ainsi que de l’algorithmique a renforcé cette vision mécanique mais surtout industrielle de l’enseignement, de la transmission. Le premier grand moment de l’intelligence artificielle entre 1980 et 1990 a renforcé cette approche. Mais les vieux modèles se heurtent parfois aux nouveautés et la crainte de la mécanisation sous la forme du remplacement de l’enseignant par les machines et surtout d’une transformation sociale potentielle du monde scolaire a mis cette hypothèse sur le côté. Sans jamais la supprimer, elle n’a pas marqué ni transformé de manière significative la forme scolaire en place.
Tout cela relève bien de la même vision du fonctionnement humain et en particulier de celui du cerveau, assimilé parfois à un ordinateur. Pour renforcer cette approche, le recours à la science et en particulier à la psychologie n’est pas nouveau. Dès les premières pages de son livre « l’école active », Adolphe Ferrière (1922) fait appel aux travaux de psychologie, tout comme après-guerre le recours à Henri Wallon va dans la même direction. Ce qui est étonnant c’est que cette même manière d’appréhender la question éducative se retrouve à intervalles réguliers comme en témoigne les choix du ministre de l’Education, Monsieur Blanquer, avec les travaux des « neurosciences », reprenant en cela une idée déjà proposée par Gilles de Robien en 2007 à propos de la lecture.
Et le numérique, là-dedans ? Le discours tenu à Ludovia le 21 aout 2018 est très révélateur d’une vision que l’on peut qualifier de néo-industrialisation de l’enseignement. On peut lire ce passage dans le texte mis en ligne suite à ce discours : « Le numérique peut apporter des solutions pour libérer progressivement les professeurs d’un certain nombre de tâches apparaissant secondaires au regard des enjeux pédagogiques actuels. C’est dans cet esprit que le ministère, en s’appuyant sur les innovations technologiques (intelligence artificielle, objets connectés, simulations immersives, blockchain, etc.) accompagnera le développement de solutions numériques qui aideront les professeurs dans leur quotidien (entraînement, remédiation, auto-positionnement, activités d’évaluation, etc.). »
Si on écoute attentivement l’ensemble des propositions, on s’aperçoit que cette approche est d’abord une approche néo-mécaniste qui préfigure une néo-industrialisation de l’acte d’enseigner. L’insistance sur le code, que certains voient comme proche d’une « grammaire », est significatif de cette continuité. Ne parlait-on pas déjà de la grammaire comme structurante logiquement, ne disait-on pas la même chose de l’apprentissage du latin et du grec, mais aussi des mathématiques. Peu importe les arguments et les domaines, ce qui compte c’est la vision qui est sous-jacente. Or dans le passage cité ici, le ministre va beaucoup plus loin : désormais l’adaptive learning va pouvoir s’insérer dans le monde scolaire (financement) et il va se décliner avec un ensemble d’outils logiciels qui vont permettre effectivement « d’automatiser les tâches répétitives et peu appréciées du métier des enseignants ». Tout enseignant confronté au tas de copie le dimanche soir rêve de cette machine à corriger… ce qui d’ailleurs favorise le développement du e-learning, nouvelle mouture de l’EAO des années 1980.
Le ministre considère qu’il y a « des révolutions numériques » et non pas « une révolution numérique », il en liste plusieurs : robotique, IA, 3D, bizarrement pas la réalité virtuelle, learning analytics, etc.…) et qu’il faut donc les intégrer dans l’univers scolaire. L’un des effets de ces révolutions va être, comme au 19è et aux débuts de l’informatique dans les entreprises : remplacement des gestes simples par des machines. Il se trouve que les gestes simples de l’enseignant sont listés (cf. le passage du document officiel). Ce qui émerge c’est bien une représentation informatisée des tâches et activités intellectuelles. Ce que l’on pourra « néo-mécaniser » le sera et l’enseignant sera dégagé de ces tâches d’une part et les élèves n’auront qu’à suivre les prescriptions issues des learning analytics et autres adaptive learning. De même les élèves deviendront, dans le même élan, de simples « machines à apprendre » assistée par informatique. N’y a-t-il pas là un rapprochement à faire avec certaines thèses transhumanistes ? Cette vision du progrès et de la science ne mérite-t-elle pas d’être interrogée avec le prisme des travaux de Jacques Ellul par exemple ?
Reste bien sûr une interrogation de fond : cette vision rationaliste, voir scientiste, de l’humain n’est-elle pas à la base du projet politique actuel. On peut s’interroger sur la place des « humanités numériques » dans ce paysage si technicisé et renforcé par les travaux des neurosciences. Et pourtant le ministre a bien tenté de rapprocher les humanités classiques avec les numériques. On sent bien que confiance, discernement, humain sont des mots qui sont suffisamment génériques pour qu’ils laissent une porte de sortie au raisonnement. Malheureusement, on peut aussi penser le contraire quand on entend ceci : « mieux connaître l’élève pour mieux agir » et d’enchaîner sur l’annonce d’applications et autres outils d’évaluation. Cela est complété par ce projet de développer un « environnement personnalisé d’apprentissage basé sur les données pour les élèves ». On voit encore l’idée d’une néo-mécanisation de l’enseignement.
Pour terminer sur ce registre signalons cette affirmation : « Donc le codage est en quelque sorte la nouvelle grammaire de notre temps (36’25 ») non pas à la place de mais en support de. » Ceci est argumenté de la façon suivante à propos des enfants à l’école primaire : « lorsqu’ils travaillent avec un logiciel de codage ce qu’ils travaillent c’est simplement leur sens logique, ce sens logique dont ils ont besoin aussi bien en mathématique que en grammaire : lorsque un enfant fait de la programmation au niveau de l’école primaire, c’est quelque chose qui ressemble de très près à ce qu’on lui demande de faire quand il fait de la grammaire de phrase, un sujet un verbe un complément, une structuration, un objectif, faire faire quelque chose à la machine en structurant bien l’ordre que l’on va donner. Si on ne réussit pas à bien organiser les ordres, eh bien la machine ne fera pas ce que l’on veut, c’est la même chose avec une phrase, si on ne structure pas bien sa phrase, on n’aura pas la performance que l’on veut avoir en disant quelque chose à quelqu’un. Eh bien les enfants doivent saisir cela implicitement et explicitement grâce à ce lien que nous faisons entre le codage et les autres savoirs fondamentaux. » (Verbatim du discours de Ludovia à partir de 35’37 »). On comprend donc qu’il y a cette vision sous-jacente qui désormais associe l’enseignement du code à un mécanisme supposé fondamental de l’apprentissage : la grammaire et la logique associée.
En conclusion, il semble bien que nous observions ici une tension entre un tropisme néo-mécaniste et un tropisme du fondamental traditionnel. Le tout est bien sûr entouré, et c’est logique d’un propos sur l’humain fondé sur deux termes clés : confiance et discernement (deux termes cités de nombreuses fois par le ministre, désormais comme des leitmotiv). Toutefois, force est de constater, et la rupture civilisationnelle évoquée par le ministre le conforte, que la logique industrielle est présente en ce moment comme elle l’était à l’époque de Jules Ferry quand celui-ci évoquait la nécessité suivante : « il faut outiller les instituteurs » (cité par le ministre) … Oui mais pour quoi ? au nom de quelle vision de l’humain, de la société, du progrès et de la science ?
Bruno Devauchelle