Le numérique est-il en train de transformer le français écrit ? Quelles conséquences alors sur sa pédagogie ? Un riche compte rendu du passionnant colloque qui s’est tenu sur ce thème à l’Ecole Polytechnique est à lire sur le site de l’AFEF. Il éclaire une hypothèse : à l’heure où se développe une écriture en réseau, il s’agit peut-être désormais d’apprendre à écrire entre. Entre l’auteur et ses lecteurs, entre différents scripteurs, entre différentes pratiques de la langue, entre les lignes, entre les genres, entre le texte et ses brouillons, entre le texte et ses fragments, entre le texte et d’autres textes, entre le texte et l’image, entre le texte et le son… : autant dire que pour accompagner ces nouveaux cheminements, de nouvelles pratiques scolaires sont aussi à explorer.
Corinne Weber analyse ce que le numérique change dans notre façon d’écrire : reconfiguration des formules de politesse (par exemple « cordialement »), adjectifs adverbiaux, locutions transformées et approximatives, constructions stigmatisées, lexique familier de grande fréquence, calque des mots écrits sur les discours parlés, rythme et prosodie marqués par majuscules, gras, redoublement de lettres et syllabes, signes de ponctuation multipliés, « astuces graphiques et hyperexpressivité ». Une nouvelle relation à la langue se développe, plus affective et ludique, « avec une grande volonté d’extraversion et une décrispation par rapport à la langue écrite ».
Avec le numérique, chacun s’exerce aussi à des pratiques variées de la langue : « Les étudiants ne confondent pas le langage Facebook avec le langage universitaire ». « La norme, insiste Corinne Weber, a des usages variés ; il ne s’agit pas d’enseigner à transgresser les normes, mais d’apprendre à contrôler ses écrits, de faire des normes un objet d’apprentissage. Enseigner la norme comme un système permet l’adoption d’une posture plurinormaliste, avec un contrôle de la variation et des espaces variables. » Dès lors, « il faut apprendre aux enfants à se mouvoir et à co-agir dans ces différents univers. »
Monique Jurado analyse en particulier les dispositifs d’écriture collaborative parfois mis en place en collège et en lycée. « Par les interactions, souligne-t-elle, les élèves prennent plus facilement conscience des problèmes de cohérence temporelle et énonciative à régler. Les opérations d’ajustement (ajouts, suppressions, reformulation) sont favorisées ainsi que les apports culturels. On observe des tissages, un phénomène dialogique, l’écriture apparait comme un acte d’intertextualité permanente, la parole est simultanément singulière et collective.
Cela remet en question l’idée que la recherche d’idées et les apprentissages grammaticaux doivent être préalables à l’écriture ainsi que le mythe de l’écriture solitaire. » Dès lors, le professeur et ses élèves doivent prendre le risque de nouvelles postures : « L’enseignant, dans une posture d’accompagnement en retrait, doit créer un environnement social bannissant la compétition et dans lequel les élèves sont considérés comme des auteurs autonomes. »
C’est que l’enjeu est essentiel, comme le souligne Renaud Ferreira de Oliveira. Pour la discipline : les Lettres retrouvent dans ce contexte nouveau le « rôle de boussole épistémologique et morale qu’elles ont eu pendant longtemps ». Pour les élèves aussi : « devenir non seulement alphabétisés, mais lettrés du numérique ». Il faut pour cela favoriser « une pédagogie active, avec un jeu d’aller-retour entre travail pratique et distanciation pour encourager la production des élèves et accompagner des pratiques sauvages ». Cette pédagogie doit prendre en considération en particulier trois dimensions de l’écriture (écriture multimedia, écriture interactive, écriture collaborative) qui créent « une nouvelle configuration grammaticale » et invitent à de nouveaux « gestes créateurs ».
Traitement de texte, pad, correcteur orthographique, « didactique du prérédactionnel », « fan fictions », « blablatexte » …, on lira avec profit tous les comptes rendus des conférences et ateliers sur le site de l’Association Française des Enseignants de Français. Ils participent à une belle réflexion sur le devenir des humanités dans la culture numérique.
Jean-Michel Le Baut
Sur le site de l’AFEF