Par Jeanne-Claire Fumet
Pourquoi s’intéresser aujourd’hui à la philosophie de Platon ? Pour comprendre le champ et les objets de la philosophie contemporaine, explique Alain Séguy-Duclot. Agrégé et docteur en philosophie, maître de conférences à l’Université de Tours, l’auteur propose d’examiner chez Platon l’émergence d’un rationalisme dont le cheminement porte les enjeux de la pensée actuelle. Ce qui suppose de redresser un biais : la force inaugurale de Platon ne réside pas dans son ontologie idéaliste, mais dans un effort dialectique pour dépasser la ruine sophistique de l’exigence rationnelle de vérité. Après l’ère de la critique du spiritualisme platonicien et de la réhabilitation a minima de l’habileté sophistique, il faut relire les textes des sophistes pour saisir comment Platon répond à la menace définitive qu’ils font peser sur la philosophie naissante.
Au début, la quantification pythagoricienne
Le rationalisme, nous rappelle l’auteur, émerge avec la rupture pythagoricienne. Contre les modèles cosmologiques fondés sur des oppositions qualitatives (chaud et froid, amour et haine, yin et yang), Pythagore fonde une vision quantitative, qui ramène tout à l’opposition de l’Un et du multiple. La voie est ouverte au projet de mathématisation intégrale du réel. Mais là ne réside pas encore l’enjeu véritable de l’invention de la philosophie : il va se jouer dans l’effort dialectique du rationalisme pour émerger contre la négation initiale de sa légitimité. Un premier combat se joue entre Héraclite et Parménide. Réalité contradictoire et conflictuelle (polemos) chez le premier, identité profonde de la pensée rationnelle et de l’être chez le second : les deux adversaires se bloquent mutuellement et ferment, en des sens opposés, le projet pythagoricien d’une physique mathématique. Au secours de l’hyper-rationalisme de Parménide, Mélissos tente de dépasser l’aporie par une application stricte du principe de non-contradiction. Mais c’est au sacrifice de la complétude achevée de l’Être parménidien : le non-être n’étant pas, l’Être n’a pas de limites externes et se révèle comme un infini illimité, fécond mais abyssal pour la pensée rationnelle. Zénon reprend la défense de Parménide : ses paradoxes (ou antilogies) célèbres dénoncent les apparences illusoires de la réalité – mais en soulignant la rupture irréparable entre la rationalité logique et la réalité sensible. L’anti-rationalisme, qui n’a rien à perdre, triomphe du rationalisme, qui a tout à prouver.
La sophistique, corrosion radicale du rationalisme
La défaite présocratique du rationalisme est alourdie par les grands traités sophistiques : Gorgias démontre logiquement l’inanité de tout fondement ontologique du réel et du discours. Il promeut un relativisme radical, où aucun principe d’unité ne subsiste. Protagoras, quant à lui, déploie un art du combat oratoire qui ruine toute thèse et toute antithèse, sans laisser à l’adversaire aucune issue. La vérité devient pure affaire de kaïros, de moment opportun, pour faire triompher une thèse avantageuse dans un contexte précis. Il faut bien mesurer, souligne Alain Séguy-Duclot, la puissance de corrosion des sophistes sur la démarche philosophique : ce ne sont pas de simples concurrents du rationalisme, qui feraient contrepoint, à l’intérieur même de l’histoire de la philosophie, à une idéologie dominante,. Ils en sont au contraire les ennemis externes les plus redoutables : le platonisme se forme en lutte contre ce qui interdit à la philosophie de se constituer comme quête de vérité rationnelle.
Le paradoxe de la ligne de connaissance
Comment opère alors la dialectique platonicienne ? Selon l’art « royal » du tissage, dans un entrelacement attentif des contraires, fil de trame contre fil de chaîne, sans dépasser l’opposition (sur le mode d’une synthèse hégélienne) mais en réparant la possibilité d’une pensée rationnelle du réel. Une lecture attentive de l’image de la ligne de connaissance (République, VI), permet d’éclairer le modèle ontologique de Platon, dans sa complexité originale. Le réel sensible et le logos rationnel sont à la fois hétérogènes en eux-mêmes et non hétérogènes dans leur rapport à l’intelligibilité. Pour les penser ensemble, Platon construit l’image d’une ligne qui ordonne leur pluralité hiérarchique – donc, non linéaire. L’image canonique de la ligne se révélerait alors paradoxalement inadéquate ? Éclairante, plutôt, du sens de la participation platonicienne, saisie à travers la relation d’imitation (mimêsis). Car les extrêmes de la rationalité, la pensée du Bien et celle de l’infra-sensible (khôra), ainsi que les médiations entre les degrés de l’être ou du savoir, requièrent des images pour soutenir l’intellection défaillante. Mais ces images doivent en même temps être tenues pour ce qu’elles sont : des modèles de substitution, imparfaits. Les propriétés implicites de l’imitation (non-réflexivité, non-symétrie et transitivité), remarque Alain Séguy-Duclot, conduisent à saisir le vrai sens de la participation comme résolution de l’opposition entre l’un et le multiple. La totalité intelligible recouvre plus que ce qui l’exprime, image ou pensée, qu’elle contient pourtant entièrement.
La juste mesure dans le discours
De là, l’analyse de l’âme tripartite permet d’opérer un retour vers la réalité sensible, considérée dans l’ordre du mesurable, fidèlement au projet pythagoricien. Mais il faut alors échapper à un nouvelle aporie : entre la mesure du fluctuant, accidentelle et variable, et la mesure arithmétique, étrangère à l’hétérogénéité du sensible, où trouver la juste mesure ? C’est l’objet de la théorie politique comme art de la proportion idéale. Sauf que le sens de la mesure est à prendre comme mesure du savoir, pas d’adaptation pragmatique ou empirique. Le platonisme va mettre à l’épreuve sa validité ontologique et scientifique, dans l’affrontement, à partir du champ politique, du discours sophistique qui méprise toute mesure. La « macrologie » d’un Gorgias, d’un Polos puis d’un Calliclès, mise en scène dans le Gorgias, va développer les variations destructrices de la rhétorique des sophistes face à l’effort rationaliste d’un discours vrai, qui s’expose en chaque point à la réfutation.
Perspectives dialectiques, au-delà du Gorgias
Le Gorgias, montre Alain Séguy-Duclot dans une analyse d’une extrême précision, engage la réfutation de la sophistique qui se terminera dans le Parménide. Quel en est l’enjeu ? Non pas le dépassement définitif de la négation sophistique du rationalisme, dont les critiques du platonisme montreront qu’il n’a pas triomphé entièrement. Mais bien l’établissement des conditions dialectiques d’une résistance aux adversaires radicaux du rationalisme : à partir d’une formulation de leurs principes théoriques majeurs, Alain Séguy-Duclot montre leur dépassement dialectique à l’œuvre chez Descartes, face au scepticisme du XVIe siècle, et chez Kant, face à l’empirisme sceptique du XVIIIe siècle. Mais c’est pour rappeler, au final, que la science contemporaine absorbe et valide ces principes, comme les fondements d’une nouvelle rationalité. Au sens d’un échec définitif de l’aventure philosophique initiée par Pythagore ?
Renouveler le champ de la philosophie
Pour l’auteur, c’est au contraire la condition d’un renouveau profond de la philosophie par la confrontation à sa négation radicale. Le rationalisme, dépassé par la science contemporaine, a porté l’avènement d’une physique mathématisée au plus haut degré. Disqualifié à titre d’ontologie, il n’en reste pas moins un modèle pour la compréhension de l’humain irréductible à la mathématisation. La philosophie est aujourd’hui vidée de tout savoir original, mais elle s’applique à penser des modèles hypothétiques d’unité entre les domaines hétérogènes du savoir humain. Elle construit des liens, par un effort définition conceptuelle, entre des disciplines définitivement étrangères entre elles, par leurs contenus et leurs méthodes. Ainsi se joue la forme le plus élevée de la synthèse entre le rationalisme et son contraire, dans une philosophie relative et transdisciplinaire.
Cet ouvrage constitue pour l’auteur le premier volet d’une trilogie annoncée (avec Descartes – Une crise de (la) raison et Kant – L’humain mesure de toutes choses, à paraître), qui entend reprendre l’histoire de la philosophie sous le jour d’un projet de synthèse entre rationalisme et antirationalisme. Cette approche s’inscrit elle-même entre une étude du dépassement par la science des limites du rationalisme (La réalité physique, Hermann 2013) et la proposition d’une approche sémantique de l’éthique, voie encore inexplorée par la philosophie (Éthique, Vrin 2015). Le travail d’Alain Séguy-Duclot dessine donc progressivement une vision globale du sens actuel de la pensée contemporaine ; dans une écriture volontairement explicite et adressée au lecteur, il ouvre une perspective philosophique nouvelle et captivante.
Platon, L’invention de la philosophie, par Alain Seguy-Duclot- Editions Belin, 2014 – 288p. 22€
ISBN 978-2-7011-9154-6
http://www.editions-belin.com/ewb_pages/f/fiche-article-platon-23809.php
Voir aussi le compte-rendu très détaillé de Sidonie Dastillung, sur le site L’œil de Minerve, du CRDP de l’Académie de Versailles.
http://blog.crdp-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/08/04/2015/[…].
Sur le site du Café
|